Mon nom est Daphné et, pour résumer, j’ai deux problèmes. Le premier est un problème de poids. Je mange pas trop trop, mais voilà, je suis grosse, et j’ai un millier de contraintes par jour à cause de cela. Les vêtements civils sont mal ajustés, les uniformes sont invivables, n’importe quelle pièce fermée devient exiguë les soirées entre amis, j’y vais même plus : les brasseries et cafés parisiens sont trop petits avec trop de monde dedans. Mes articulations souffrent. Je souffre aussi du regard des autres, on s’y fait pas. J’ai abandonné l’idée de courir (vous allez voir c’est important) et toutes ces choses emmêlées font que même si je suis laborieuse au travail, et pas trop bête, je n’ai aucun avancement. Déjà que quand on est une femme c’est loin d’être gagné… Mon deuxième problème est professionnel, mais là, justement, j’y travaille. Je suis officier de police et ma fonction est inspecteur - inspectrice, donc. Ce qui est très important, bizarrement, dans notre métier, ce sont les statistiques. On nous présente un certain nombre de dossiers chaque année et il faut en résoudre un pourcentage minimum, un minimum qui parfois monte - et c’est l’angoisse - et puis parfois on remet les choses à zéro, et ça c’est bien. Mon problème, donc - qui va bientôt être le problème de tout le monde ici - c’est que les dossiers semblent se résoudre avant même qu’ils ne soient constitués. Comme je suis maligne, vous le remarquerez au fil de ce récit, je l’ai vu là où les autres ne l’ont pas encore vu. Des vols à la tire de portables avec des portables qui se retrouvent dans les mains de leurs propriétaires. Des effractions dans des appartements et rien n’est volé. Des petits escrocs qui renoncent à leurs escroqueries. Des gens en état d’ébriété avancée retrouvés endormis dans leur voiture - leurs clefs arrachées et perdues. Comme si une armée d’anges invisibles s’arrangeait avec l’activité délictueuse de la nuit. Et là, c’est un - gros - problème, parce qu’il y a pire que de ne pas atteindre le seuil minimum de dossiers résolus, il y a le fait de ne pas avoir assez de dossiers. Pas assez de dossiers, cela veut dire qu’on est payés pour rien, et donc affectés dans des endroits vraiment pas chouettes. Alors comme du coup j’avais du temps libre, je me suis penchée sur la question. Les anges invisibles étaient très organisés, ce qui est paradoxal, car on connait le crime organisé...mais l’anti-crime organisé, ça, c’était une première. Le schéma était le suivant : à chaque nuit, un arrondissement. Et tous les vingt jours, la boucle reprenait. Donc je suis pas à faire du zèle, mais je voulais voir de mes yeux les anges au travail. Parce que je crois dans les fondements de la justice de la République, voyez. Se faire justice soi-même, c’est non. J’ai pris mon blouson et j’ai arpenté le septième la nuit idoine - il faisait un froid incroyable, j’avais de la neige jusqu’aux chevilles, les poings serrés au fond des poches et je traînais les pieds. Comme une alarme silencieuse, la tour Eiffel agitait son faisceau qui éclairait le ciel noir par intermittences. Il neigeait. Paris a un nombre insoupçonnable de cours intérieures - en fait quasiment chaque bloc de bâtiments à la sienne, et pfff, oh la la, dans le 7e, faut voir de quoi on parle : de magnifiques cours plantées d’arbres et gardées de fer forgé doré. J’entends de l’agitation - des coups sourds, du petit clinquement de choses qui se brisent, et voilà que je vois deux bonhommes qui n’ont pas du tout le look du quartier courir en dehors de la rue - plutôt disons, fuir, presque à quatre pattes, l’air complètement déconfits. J’ai même pas le temps de les héler, de toute façon, je me dandine pauvrement vers la cour, et je maudis mon gras qui d’une part m’empêche de courir et qui n’est même pas fichu de me protéger du froid. Il y a une conduite intérieure de luxe, le genre d’engin tellement cher et tellement d’un autre monde que je ne connais même pas le modèle, un prototype peut-être. La portière est ouverte. Je comprends un peu la scène, sauf l’essentiel, c’est à dire ce qui a mis les deux bonhommes en déroute. En reniflant, je regarde un peu partout, et voilà, je lève les yeux, et mince alors, je le vois. Sur le toit, fluet comme une ombre, une silhouette gracieuse qui apparaît un instant dans le faisceau basculant de la Tour Eiffel. C’est l’ange. Trois secondes plus tard, le faisceau revient et bien sûr il n’est plus là. Alors je m’y remets à pousser mes jambes dans la neige et à me battre contre l’environnement et moi-même. Je vais dans la cour d’à coté, trempée de silence. C’est très sombre. Je me dis que tous ces apparts de friqués sont inoccupés en hiver, qu’ils sont à la Barbade à se la couler douce. J’allume mon téléphone et avec sa lumière je regarde autour. Mon haleine se cristallise en petits nuages qui semblent retomber en pluie sur la neige. Au milieu de la cour, au pied d’une façade, il y a la chose suivante. Je vais le décrire de façon clinique pour des raisons de clarté. Voici le corps dénudé d’une jeune fille qui a entre vingt et trente ans. Elle est allongée sur le ventre. Ses cheveux sont blonds. Aucune marque particulière distinctive. Du sang s’écoule de ses oreilles, de ses yeux et de sa bouche. Il y a cependant quelque chose d'étonnant - quand on fait abstraction du fait remarquable qu’elle soit allongée nue dans la neige alors qu’il gèle à pierre fendre - sa chair a été creusée dans son dos pour former un grand K. Mais moi, j’étais avec mes histoires d’ange, alors sur le coup, je ne vois qu’une chose : l’ange était tombé et on lui avait arraché les ailes. SUITE |