K, l’homme, n’apparaîtra jamais dans le dossier K.

il est l’une des tristes victimes anonymes d’un black-out général qui a frappé Paris et que certains estiment d’origine terroriste.

J’ai ramené Aristarque au commissariat, mais il leur a fallu quelques jours pour réaliser que je l’avais fait, puisque c’était le souk à tous les étages.

Le vieux était vidé. J’ai donné comme consigne de ne pas lui donner de ficelle ou toute chose s’en approchant, mais il avait les épaules basses, le regard vide. A vrai dire, pendant les deux semaines qui suivirent, je ne l’ai pas entendu dire un seul mot. Alphée l’avait frappé de son mépris et il ne s’en releverait pas.

Son avocate s’est démenée comme un diable pour le garder en situation civile, défendre son statut de justiciable et enfin, jouant du plaidoyer et de la finesse technique du droit, lui octroya, chose incroyable, la liberté au bénéfice du doute. Son avocate, c’était Cassandre, qui comme elle en avait averti l’américain, menait les criminels à la justice de nuit, et s’occupait de les libérer le jour.

Concernant l’américain, on l’avait traîné jusqu’à une ambulance pendant qu’Alphée appliquait des points de pression sur son corps pour le sauver - avant de filer sur les toits pour retrouver K.

L’ambulance a disparu le soir fatal du black-out. Il doit être encore vivant quelque part, à structurer une société de l’ombre dont les enjeux et les moyens me dépasseront toujours, mais une chose est sûre, il doit avoir du mal à articuler maintenant qu’il a un gros trou dans la gorge. Si je ne croise plus jamais son sinistre chemin, je pense que je pourrais dire que j’aurais mené une vie heureuse.

J’ai aligné les coups d’éclat ces derniers temps, pas vrai ? Et bien il faut croire que la France marche un petit peu encore au mérite, car si j’ai pas perdu un gramme, j’ai pris du galon. Je suis mieux payée mais j’ai pas le temps de faire quoi que ce soit avec ce petit plus : mon bureau est la fondation de colonnes branlantes de dossiers et j’ai droit aux plus retors, aux plus difficiles, aux plus procéduriers. Souvent, je me maudis. Mais le regard des autres a un peu changé et du coup, le mien sur mes dossiers a changé aussi.
Je crois que le métier rentre.

Pour les parisiens, Paris est ce parcours gris de trottoirs et de couloirs, avec ce mugissement lent du métro et du traffic ; le fait d’être pressé, le fait d’être premier, chercher la normalité par la différenciation. Il y a un romantisme dans Paris qui dépasse les ponts éclairés et les balades de touristes : cette ville, comme avait dit le pauvre américain, a mille ans, et porte ses mille ans de bains de sang, de coups tordus et de perversions. C’est là le coeur noir et le coeur pur de l’humanité ; ses fantômes errent en ses murs, si étrangers à notre conception de la réalité qu’ils agissent en plein jour sans qu’on les remarque.

Je m’éloigne d’Alphée, et donc je m’éloigne de ces fantômes. Je cotoie, bien entendu, de bien terribles personnes qui ont fait de bien terribles choses, mais je sais que je marche à la frontière d’un monde dont les frontières me seront fermées jusqu’à nouvel ordre.

Dans sa solitude, Le Ruban Bleu accompagne ces fantômes seuls et fous comme la mère gardienne dont le seul choix est le pardon.

Je me plains souvent mais les évènements objectivement pénibles de l’affaire K ont été une chance pour moi. Je suis reconnaissante au destin de m’avoir jeté là-dedans comme une baleine échouée sur une plage, car j’ai croisé brièvement la lumière, j’ai croisé Alphée.
Et j’ai l’espoir aujourd’hui de la revoir à nouveau un jour.

FIN