99% du temps c’est plutôt utile d’être le pitre du village - parce que la vie est tranquilou. Si vous êtes à la machine à café, par exemple, personne ne grommelera que vous perdez votre temps parce que vous êtes certainement en train d’en faire pour un type utile qui n’a pas pu décoller de son travail.

Et le 1% du temps qui reste, c’est très, très utile parce que personne ne se doute que derrière votre masque de clown, il y a un génie à l’oeuvre.

Je me suis pointée chez les gars du labo avec du café chaud et je leur ai dit que je ramenais les prélevements pour eux - bougez pas, ça me fait plaisir, vous faites du super boulot les gars, profitez du café, ciao !

En fait le plus dur a été d’avoir les tripes de prendre le petit sachet qui contenait le poil de plume. J’ai fermé les yeux, inspiré, je me suis dit que c’était pour coincer le suspect, et je l’ai quasi fait tomber dans ma poche sans regarder, comme si c’était pas de ma faute et que oh, plus tard, je regarde et je vois ce sachet et je me dis, ah ben tiens, il a du tomber.

Un théâtre grand-guignolesque au service du rien, puisque tout le monde m’ignorait de toute façon.

La journée fut marquée aussi de son plus grand drame : à coté de chez le professeur Gibier - qui travaillait au Jardin des Plantes, dans un bâtiment de brique orange incrusté de lierre surplombant le restaurant “La Baleine” aux menus pas donnés donnés - pas de supermarché, juste un arabe du coin sans chips. Tout mon plan chips partait à l’eau et j’étais à deux doigts de rentrer au poste pour remettre le poil dans les cartons, mais je me suis rabattue in extremis sur un paquet de pistaches.



Gibier est un expert des oiseaux, pas vrai ? Mais mince, il avait une tête d’oiseau. Il avait un grand cou et un nez crochu comme un bec, des sourcils de hibou et une blouse blanche aux manches trop grandes qui battaient comme des ailes. Sa cage, c’était une mini pièce tapissée de livres aux dos sans titre.

Au premier coup d’oeil sur l’animal, j’ai commencé à regarder dans les coins s’il n’y avait pas des caméras cachées, c’était trop gros. Quand il me voit, il se relève d’un bond (il était derrière un bureau tapissé de vert), immense et maigre et me sert la main en la prenant dans les siennes. Il me toise et doit tourner la tête bizarrement pour aligner ses petites lunettes, ses yeux et ma tête. Il est surexcité :

“Vous êtes l’amie d’Alphée, donc. Formidable. Elle va bien ? Quelle femme remarquable ! Elle me manque beaucoup. Je sais qu’elle a fort à faire.”

Quoi, Alphée était une nana ? Bombe nucléaire dans ma tête. Gibier s’effondre dans son fauteuil, marmonnant :

“J’aurais aimé la revoir.”

Je lui dis que ça peut s’arranger et je lui tends le prélèvement. Il l’enfourne dans une manche puis le regarde avec une loupe. Il grogne, anormal pour un oiseau, puis tire d’une bibliothèque un microscope optique. Il agite frénétiquement les verins avec des petits “hihihi”, c’est un sacré spectacle. Je pense qu’il est timbré. J’espère que vous le pensez aussi.

Moi, j’ouvre mes pistaches et je lui dis, l’air de rien :

“Alors, vous l’avez rencontrée comment Alphée ?”

J’oublie pas l’enquête. Gibier lève la tête et me regarde comme un héron regarderait un goujon. Puis il dit en remontant ses lunettes :

“Je la respecte. Elle est experte en ornithologie. Quelle femme. Vous, avec vos pistaches. On dirait un singe.”

Ce qui m’a fait poser le paquet de pistaches.

“Mais elle, c’est un faucon. Alphée vole dans la nuit. Toute trajectoire est pour elle une ligne droite - quand elle se déplace dans Paris, mais aussi dans son esprit. Elle m’a fait créer une banque de données de caractéristiques de barbules...une barbule, c’est ce que vous m’avez apporté aujourd’hui. A priori c’est juste un poil, c’est à dire une construction organique de carbone - pas d’ADN. Mais la structure varie d’une espèce à l’autre. Microlamelles ou microgranules ? Présence de mélanine pour le noir…”

Il met devant mes yeux un dessin de corbeau.

“Ou de caroteine, pour la couleur ? Uni ou iridescent ? Alphée était dans ce bureau, mais pas avachie et toute bête comme vous, elle était magnifique, éblouissante d’intelligence et elle m’a dit - je m’en souviens, ses yeux auraient soumis le monde - “Gibier, l’univers a une structure fractale, le tout est dans le détail - le tout est dans chaque détail. L’ADN orchestre la constitution de l’organisme, mais dans chaque plume, dans chaque barbule, dans chaque microlamelle, vous aurez la nature de l’espèce, et parfois même, parfois même, oui, son histoire !”

Je réponds juste que pour moi, dans les détails, il y a juste le diable.

Il hausse les épaules et, un oeil sur le microscope, prend des notes sur un carnet vieillot. Puis il monte sur une échelle - on dirait vraiment une sorte de canari dans sa cage. Il tire un gros livre et je vois qu’il s’agit d’un herbier où les plantes auraient été remplacées par des plumes. Il feuillette le tout avec fébrilité et violence.

Je lui redemande, l’air de rien :

“Et Alphée, vous la connaissez bien ? Je veux dire, elle a un métier par exemple ?”

Gibier redescend en sautillant de l’échelle, un énorme livre sous le bras. Un in-plano, qui une fois ouvert, recouvre tout le bureau, basculant loupe et microscope. A l’intérieur, des plumes blanches et noires. Gibier a le souffle court, il murmure :

“Elle étudie la question de l’origine du mal.”

Re-bombe nucléaire dans ma tête. J’essaie de prendre des notes mentales. Le professeur lève la tête très gravement vers moi, et me dit d’une façon très très sérieuse :

“Et je pense que c’est dans ce sanctuaire qui est mon humble bureau qu’elle l’a trouvée.”

Je le regarde bizarre et je lui dis, plutôt incrédule :

“C’est vous l’origine du mal ?”

“Mais non ! Grrrr ! Quand je vois des gens aussi bêtes, j’ai envie de tout casser ! Les oiseaux, les oiseaux. Les oiseaux, mademoiselle. Quand un oiseau se bat avec un autre oiseau, c’est un combat à mort. A mort. Le concept de pitié, qui est un réflexe inscrit dans nos gènes et non dans notre culture, n’existe pas chez les oiseaux. Oui ! La pitié est génétique ! Chez les mammifères. Pourquoi ? Parce qu’ils vivent en meute. Travaux de Lorenz. Vous connaissez Lorenz ?”

Je fais non de la tête. J’ai l’impression qu’il est frappé par la foudre. Il prend un livre et l’agite sous mon nez.

“Lorenz. Grand biologiste. Pour vivre en meute, les mammifères doivent se battre entre eux pour désigner un chef, mais ensuite s’épargner, sinon il n’y a pas de meute. D’où la pitié. Lorenz parle d’un mal nécessaire. Alphée, elle, parle d’un mal absolu, le mal issu de la culture humaine. Il serait selon elle le contrebalancement du réflexe de pitié. Elle assimile les individus à des petites particules prises dans le grand fluide du destin, et en appliquant les équations de mécanique des fluides idoines, le Mal devient alors un attracteur étrange qui se focaliserait dans des espaces temps précis. Tenez, je vous l’offre.”

Il me tend enfin le livre. On voit une photo avec des oies. Le livre d’ailleurs s’intitule “Je parle avec les oies” et est signé de Konrad Lorenz. Konrad avec un K. Une pièce du puzzle. Je sens que je tiens un vrai truc, mais je ne sais pas trop quoi. Je commente :

“Konrad Lorenz parlait avec les oies ? A mon avis il était un peu borderline.”

“Prix Nobel de médecine 1973.”

“Bah, vous savez les prix, c’est toujours plus ou moins pistonné.”

Gibier croise les bras avec ses amples manches.

“Les oies, les corbeaux, sont des animaux redoutablement intelligents. Ils pourraient tout faire, avec suffisamment de temps.”

“Tuer des gens ?”

“Oh, c’est déjà arrivé.”

“Tracer des lettres ? Un K par exemple ?”

“Mais bien sûr.”

Je note tout mentalement. J’ai l’impression d’être à un centimètre de la résolution de l’affaire. Gibier poursuit :

“D’ailleurs vous savez...l’eugénisme...n’a pas la cote en ce moment. Mais...”

Je note dans ma tête : néo-nazi.

Il continue :

“...même si par exemple on ne fait s’accoupler les border collie qu’à partir d’un certain QI constaté...l’homme ne fait pas que détruire les espèces animales, il fait bien pire...il les empêche d’évoluer. Alphée est persuadée...et je la suis complètement...que si nous donnions de la nourriture cuite aux mammifères comme les chiens ou aux corbeaux, que nous leur donnions la possibilité de vivre en meutes autonomes dans des endroits protégés, en dix générations leur cerveau prendrait 30% de masse, en vingt générations ils développeraient un langage, en cinquante de la transmission de savoir, en cent la maîtrise du feu, en deux cent l’apparition de l’art et en mille ils auraient une culture autonome. A vrai dire, connaissant la perseverance de ma chére amie, il n’est pas impossible que déjà, quelque part dans le monde, sous son invisible bienveillance, une république des animaux soit en cours de construction.”



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