La vie a repris son cours, onctueusement. Je ne sais pas combien de jours se sont écoulés. La nuit blanche avec l’autre fou dans mon salon m’avait perturbée : au matin, il n’était plus là, et pas un grain de poussière n’avait changé de place. Par équilibre psychique, je pense que mon cerveau a fait le blocage sur l’affaire K. Ce qui me perturbait, c’est qu’Alphée avait prétendu connaître l’emplacement de K. Peut-être que pour moi, c’était une sorte de feuilleton d’aventures que j’avais vu hier à la télé - et j’étais allée au lit car la fin me semblait trop évidente : Alphée trouve K, la police arrive, bam, générique. J’occupais mes pauses à lire “Je parle avec les oies” de Konrad Lorenz. Ce qui fait que rapidement, les collègues au lieu de me parler faisaient “coin coin”, et pour une fois, cette attention m’agaçait. Un jour qu’ils poussaient la plaisanterie un peu loin, le commandant est passé, et, autoritaire, a imposé le silence en réprimandant très fortement ceux qui se moquaient. Puis il m’a demandé de le suivre dans son bureau. Et plus personne ne riait, je peux vous dire - je me demandais si j’allais être invitée à déjeuner ou être le repas que l’on va servir. Dans le bureau, je vois le lieutenant affecté à l’affaire K. Le commandant, dans sa rectitude toute militaire, au milieu de son bureau symétrique, dit : “Daphné, vous êtes ici pour recevoir des félicitations.” Et son ton ne disait pas du tout “félicitations” mais plutôt “vous allez probablement mourir dans 15 minutes”. “Tout d’abord, lors du braquage vendôme, qui nous a tous choqués, le personnel ne faisait qu’en parler ou regarder les infos. Mais je vous ai vue. Vous avez pris votre manteau et vous êtes allée travailler. Vous avez fait le type de démonstration puissante et humble d’une France battante qui n’existe plus. Le mérite est une valeur qui a perdu de son éclat, Daphné, mais pas pour tous. Et ce que je vous dis, je le dirai publiquement devant vos collaborateurs.” Et ils vont me haïr. “Ensuite, j’ai vu que vous lisiez Lorenz…” Il attend que je dise quelque chose. J’étais justement au chapitre 6, “La pulsion d’agressivité”, alors je lui dis : “...je ne cherche pas à parler avec les oies, commandant. C’est lié à…” Je soupire. Je vais dire quelque chose et je me désespère, non pas que cela soit stupide, au contraire, mais c’est Alphée qui va parler à travers ces mots (et je la déteste) : “...C’est lié au problème de la récidive. Ce type a étudié les oies, et les mammifères, et il pense que les comportements agressifs viennent aussi de notre génétique et qu’ils sont essentiels à la réussite de l’homme. Mais si c’est génétique, une peine de prison ne pourra jamais transformer un délinquant en type réglo.” Le commandant concède du bout des lèvres qu’au moins la société est protégée. Le discours d’Alphée au McDo, expliquant que la prison était une médecine sociale égoiste créée par la société à des fins de vengeance, me prend à la gorge. Je dis plus humblement : “Lorenz propose des alternatives, comme pratiquer le sport ou...l’humour. Mais je ne veux pas changer la société ni nos habitudes. Je veux juste comprendre.” Le commandant et l’officier à mes cotés ouvrent deux yeux grands comme des soucoupes. Le premier semble reprendre ses esprits et me dit : “Bien, bien...vous avez changé, Daphné. En bien. Vous êtiez déjà très bien, mais…” Il perd ses mots ! J’en reviens pas. “Cela permet de faire une transition vers l’affaire K. Vous avez fait grandement progresser l’enquête et nous voulions vous en remercier. Nous avons établi de façon sûre que la victime vivait dans la pièce cachée que vous avez mentionnée dans votre rapport. C’est bien son sang sur le toit, par la blessure indiquée. Votre reconstitution des faits est précise et parfaite.” Cette fois-ci c’est l’officier, qui semble se faire petit à mes cotés qui dit : “Oui, c’est du bon travail. Je vous confirme par ailleurs deux choses, l’appartement du 3e n’a aucune existence dans les registres. Peut-être une erreur informatique, on est dessus. Et le morceau de corde que vous avez trouvé dans le salon...il est recouvert de peinture phosphorescente. “ Le commandant, attentif, me demande alors : “Une idée vous vient par rapport à cet élément ?” “Aucune, mais par contre j’ai un peu...travaillé au corps un contact au cadastre de Paris et j’ai le nom du propriétaire de l’appartement. Mais je tiens à vous dire qu’il n’y a aucune info sur le bonhomme. On travaille avec des gens qui n’existent pas.” Une fois de plus, ils étaient tous deux abasourdis. Le commandant me demande le nom et quand je lui dis le nom tarabiscoté du type “Aristarque de Lasteyrie”, je vois qu’il tique. Il sait. Et cela n’a échappé ni à moi, ni à mon collègue. Le commandant dit alors : “Si c’est le cas alors il faudra clore l’enquête ou du moins la confier à quelqu’un d’autre.. La personne dont vous venez de citer le nom s’est rendue aux autorités il y a quelques jours. Je n’ai pas accès au dossier, mais cet homme est un terroriste de premier plan, actuellement détenu dans une prison militaire et ce pour longtemps. Tout le reste est secret défense. “ Et ben, avec un nom pareil je le voyais plutôt aristo, coupe de champagne à la main. Le commandant nous congédie et me demande de rapporter la preuve de mon information. Je dis oui, mais dans ma tête, pas question que je revoie l’autre taré. Je tiens environ 30 minutes avant de m’enfuir dehors et de téléphoner à Alphée. Je me déteste à me précipiter ainsi à lui rendre compte, comme si elle me manquait ! Je lui laisse même pas le temps de saluer, et je lui dis pour Aristarque...elle répond : “C’est incroyable…” Enfin, je t’ai scotchée, madame aux grandes phrases ! Ha ha ! Qui est la plus forte ? “C’est incroyable que vous osiez dévoiler de tels renseignements sur une ligne téléphonique. Soyez prudente, enfin ! Je vais voir si on peut approcher notre cible. Je vous tiens au courant.” Et clac. J’avais envie de tout casser. Oh, elle m’a énervée, c’est sûr. Je vais lui rendre la monnaie de sa pièce ! Je vais commencer par faire quelque chose que j’oublie en permanence de faire c’est de retrouver son identité (et son casier éventuel) avec son adresse. Et ensuite écrire son nom en GROS dans le dossier de l’affaire K. Mais quelle folle j’avais été ! Je m’assieds à mon bureau, et, coup de fil. Alphée. Je me sens fondre en pensant qu’elle va s’excuser. Mais même pas : “J’ai obtenu un rendez-vous avec Aristarque. Venez me chercher, j’ai besoin d’un officier avec moi.” “Attendez, vous ne vous excusez même pas ?” “Excuser de quoi ?” J’ai envie de hurler “D’ÊTRE UNE ENFOIRÉE 100% DU TEMPS” mais tout le bâtiment croirait à une dispute de couple, ce qui m’énerverait encore plus. Je reste coite de colère, et elle dit : “Les excuses ne servent à rien. Les pires criminels sont souvent très polis. La politesse est un beau vêtement, mais avec vous et moi, l’habit ne fait pas le moine. Daphné, je ne donne pas de médaille. Je ne veux pas vous insulter. Daphné, n’acceptez jamais de médaille, ou alors comprenez leur message : cela veut dire que vous pataugez dans la médiocrité et que de temps en temps, vous vous permettez un sursaut d’excellence. N’acceptez jamais de médaille, Daphné, car il n’existe nul homme dans ce monde au dessus des autres, au dessus de vous, qui aurait l’autorité ou le droit de juger votre valeur.” Pour une fois, ces grandes phrases me faisaient sangloter en silence. “Je vous attends, mais soyez prête. La véritable aventure commence maintenant.” SUITE |