Je n’aime pas trop les militaires. Ma profession me rend très proche des militaires. Parfois, on mange dans la même assiette. Mais pour eux le monde se sépare en deux : les civils et les gens comme eux. Ils sont toujours courtois et raides, et ne diront jamais “les civils sont des mauviettes”. Il est même certain qu’ils ne le pensent pas - pour les rares fois où ils se permettent d’avoir un avis. Mais le système militaire, la notion même de militaire induit que les “civils” sont des gêneurs maladroits et grotesques qui se dandinent là où on devrait courir, et qui s’adonnent à des passe-temps absurdes et non productifs comme la peinture à l’huile, alors que nettoyer le pont d’un navire avec une brosse à dents élève tant l’âme et l’esprit de corps. Je suis donc allé chercher Alphée. Dans la voiture, elle était tendue comme un chien d’arrêt devant un os et grognait silencieusement tout autant. Quand j’ai vu au loin se profiler le complexe militaire de banlieue, je me suis dit que c’était à 100% sûr que jamais nous ne pourrions mettre un pied dedans, et qu’on était bonnes toutes les deux, la grosse et la maigre, à se faire bombarder de regards méprisants. On entre, un militaire aboie qu’on doit s’arrêter. Alphée desserre et les dents et lâche un nom, on teléphone pour nous, on nous donne des passes temporaires. Sur une zone méthodiquement plate, nous avons longé des champs entiers piqués d’étranges antennes, et des hangars hautement gardés qui excitaient l’imagination. Et des barrages routiers à nous donner le tournis. Et ces énormes caméras, partout, qui comme des big brother suivaient notre route. C’était pas l’armée proprement dite. Il n’y avait pas de régiment qui trottait à gauche et à droite, ou des gars dans les coins en pause clope. C’était plutôt ambiance coffre fort de haute sécurité, comme si les réserves d’or de l’univers se casaient dans ces grands hangars et qu’à tout moment des pillards chinois, couteau entre les dents, allaient surgir de tous les cotés. C’est un détachement de commandos, oui, des commandos, qui sont venus ouvrir la portière de ma pauvre voiture de fonction. Un type, wouah ! sculpté par l’effort, le regard dur. En bandoulière, un fusil d’assaut. Sur le coeur, un aigle et les mots : SICUT AQUILA. Il nous salue. Il demande qui est Alphée. Elle se présente. Il la salue à nouveau. Il déclare : “Je ne veux rien savoir de vous, car j’ai reçu la consigne de ne rien demander. Si vous me dites quoi que ce soit, je serais dans l’embarras. Je vais vous guider dans notre prison. Vous aurez droit à un unique entretien de trente minutes avec le civil. Je dois vous avertir également que la nature du civil en question est particulière. Son intégrité physique est précieuse au regard de l’Etat et si vous deviez attenter à sa vie vous seriez traînées devant la cour civile pour crime de haute trahison.” Alphée opine gravement. Sicut Aquila nous précède dans un bâtiment immaculé. On passe encore des barrages, mais à pied. Nous longeons des cellules vides. Nous descendons sous terre. A chaque couloir, ces caméras qui nous suivent comme des animaux curieux. Et là, la science fiction flippante commence. Un ascenseur ouvre ses portes. Nous sommes dans un sous sol perdu, dans une banlieue perdue. Tout est blanc immaculé mais les murs sont si loins qu’ils se perdent dans le gris, puis le noir. Il y a une grosse caméra, encore, puis au centre de ce vaste endroit, une pièce transparente en verre, ou en plastique. Dans cette pièce, un lit, une table, un tableau velleda encombré de diagrammes. Une chaise qui nous fait face. Sur la chaise, un vieux type. Une allumette. Le visage sec et les cheveux gris tirés en arrière, avec des airs de ces acteurs de la Hammer, style Peter Cushing ou de Christopher Lee. Au début je crois que ses mains sont entravées, mais c’est plus subtil que cela : une ficelle court entre ses doigts et il forme des figures avec celle-ci ; je me souviens, dans une lointaine enfance perdue où je pouvais encore utiliser mon corps pour courir sans être essouflée, je jouais à ce jeu de gamin. Il lève les yeux sur nous mais ne regarde qu’Alphée. Elle s’approche d’un pas décidé, les doigts croisés derrière elle, et lui dit : “Aristarque de Lasteyrie. Êtes vous de la même famille que Charles de Lasteyrie, historien de l’art et spécialiste du gothique flamboyant ?” Mais...c’est quoi cette question complètement loufoque ? Le terroriste écarte vaguement les yeux et fait un petit “oui” mystérieux. Puis il dit “c’était mon arrière grand père.” Vu l’âge du type, l’historien de l’art en question devait avoir clamsé depuis belle lurette. Et là, Alphée commence à manger nos précieuses minutes en parlant histoire de l’art et architecture - un sujet complètement inintéressant si vous voulez mon avis. Et patati, le gothique qui passe de l’Angleterre à la France et patata ogives, mouches, cathédrales, je veux dire, quel intérêt ? Pourtant elle s’exprimait avec une chose inhabituelle chez elle...de la passion : “Ce qui m’a touchée, dit-elle enfin, c’est la vision de votre aieul sur le gothique flamboyant. Beaucoup de ses pairs ont jugé le gothique flamboyant comme une décadence outrancière et ont attribué sa mort à une noyade sous le poids absurde de sa sophistication. Mais Charles de Lasteyrie...non...pas lui ! Il avait vu - je paraphrase, car il faut lire les vérités entre ses lignes - dans le gothique flamboyant, le chant du cygne d’une époque. La flamme du flamboyant, c’était...une sublimation, une transcendance. Un bref instant, l’architecture et le génie de l’homme illuminent une époque de ténèbres. Comme une flamme fragile, ou un bout de papier brûlant un instant au coeur du noir absolu. La femme qui vivait chez vous, c’était votre amante ?” Oui, elle avait bien dit cette dernière phrase sans transition à la fin de son interminable exposé, et du coup on était tous les deux un peu endormis - enfin surtout moi. Aristarque est pris complètement par surprise et répond comme si on venait de lui tirer l’oreille : “Non, hum, c’était...elle me faisait à manger et le ménage. Je n’ai jamais...la sexualité est un domaine qui m’est étranger. ” Super, que je gromelle. Vous avez qu’à monter un club, Alphée et lui, on appelera ça “le freak show des puceaux”. Alors Alphée s’avance d’un pas et demande : “Et K, c’est quoi ?” Aristarque cesse de jouer avec sa ficelle. Il repose ses mains sur ses genoux. Il arbore un air sombre, presque menaçant. Il dit : “Alors elle est morte. Paix à son âme. Vous êtes une personne remarquable, mais c’est une très mauvaise nouvelle que vous m’apportez ce jour - et je ne parle pas de la mort d’une personne, je parle de la stabilité du monde. Car K est un homme. K est l’homme le plus puissant du monde, si vous faites exception de ma modeste personne. Mais surtout K est un tueur sans conscience ni morale disposant de facultés intellectuelles sans limites. Si comme je le pense, vous avez retrouvé le corps d’une jeune fille avec un K gravé dans sa chair, alors, vous, moi, et tous les citoyens du monde occidental...nous sommes tous en danger.” SUITE |