Certaines affaires ont des suspects, en général des types pas nets.
L’affaire K, elle, était une longue farandole de cinglés.

Je croise les bras et je dis à Aristarque :

“Donc, vous êtes le type le plus puissant du monde, comme vous dites, si on exclut le petit détail que vous êtes dans une prison isolée de tout et pour une peine indéterminée ? Moi je dirais plutôt que vous êtes le type le plus impuissant du monde.”

Le vieux daigne tirer un sourire, mais juste d’un coté :

“Je suis ici de ma propre volonté.”

J’allais rétorquer qu’il était fou, mais dans les faits, le commandant m’avait dit qu’il s’était livré. Il poursuit :

“Pour dire les choses de façon large, je suis informaticien. Du même type que ceux dont la plebe fantasme : celui qui ne connaît aucune limite dans ses exploits. A mon niveau, c’est à dire au sommet, nous sommes cinq. Il y a moi, et trois autres nommés Elusive, Light et CompCalc. Nous formons l’Armée des Invisibles. Et bien sûr, il y a K.”

“K, comme le symbole du transistor”, intervient Alphée. “Informaticien et électronicien. “

Aristarque cesse de jouer avec les motifs de la ficelle qu’il tisse entre ses doigts. Il est véritablement impressionné :

“Trop près que j’étais de lui, je n’avais jamais déduit cela. Mais c’est exact. Vous êtes une personne remarquable, et c’est un compliment que je n’ai fait que quatre fois auparavant dans ma vie.”

Un truc m’échappait. Je me prends la tête dans les mains, et je dis :

“Attendez, excusez-moi. Okay, vous êtes le plus puissant informaticien du monde, admettons. Mais je ne vois aucun ordinateur ici, non ? C’est comme si vous étiez le plus grand avaleur du sabres du monde, sans sabre, vous êtes peanuts.”

Aristarque plisse les yeux dans ma direction comme si je l’importunais. Tant mieux. Il dit de façon glaciale :

“L’informatique est un terme très pauvre désignant un flamboyant travail intellectuel d’abstraction pure. A mon niveau, l’ordinateur n’est pas nécessaire. Sa présence serait même vulgaire. J’erre chaque jour dans le labyrinthe de ténèbres inexplorés par l’homme et se trouvant au delà des territoires mathématiques et logiques. Ce bout de ficelle - et ce n’est que de la ficelle ordinaire, je vous l’assure - suffit. Mais pour comprendre pourquoi, il vous faudrait une vie d’études et un esprit hors pair.”

Je regarde quand même le bout de ficelle de près. Mais beaucoup de choses s’expliquent. Il vivait dans un appartement sans mobilier, car il était déjà meublé par sa folie. Mais était-il si balaise ? Je veux dire, les journaux titrent souvent “un petit génie de l’informatique pirate le pentagone”, mais jamais “un vieux informaticien joue à la ficelle”.

Alphée s’approche du tableau velleda. Des schémas logiques incompréhensibles, avec des tas de petites lettres issues d’alphabets étrangers. Elle fait un geste large et dit :

“Donc, pour vous protéger du terrible K, qui est puissant, et qui lui, commet l’irréparable, vous vous enfermez ici. J’ai une question de culture générale, Aristarque. Si vous êtes le plus talentueux, quel type de recherche exercez-vous ici ? Que vous a demandé l’armée pour vous accorder une telle protection et un tel intérêt ? Quel mystère peut résister à l’homme qui soi-disant sait tout et peut tout ?”

Le vieux semble lutter contre lui-même, mais quand Alphée parle, elle est parfois séche ou parfois douce, et elle tourne toujours les choses pour hameçonner son interlocuteur. Il ne devait rien dire, il aurait pu mentir ou rester coi, mais il laissa échapper malgré lui, luxe des tous puissants, la vérité :

“Et bien, l’ultime mystère du monde de l’informatique. Le système pratique et universel qui permet de contourner toute protection, tout chiffrement et tout code.”

“Des codes vous résistent ? A vous ?”

“Non, mais nous parlons ici d’un système universel. Chaque code a sa faiblesse. Si un mot de passe n’est pas assez long, un ordinateur peut le trouver en utilisant des combinaisons de lettres au hasard suffisamment longtemps. Il est même possible de déduire un code des habitudes sociales de celui qui l’a imaginé. Il existe des millions de techniques. Mais il existe un point commun de faiblesse à tout code jamais conçu. Et ce point faible, c’est tout simplement que le code existe.”

Il a capté notre intérêt. Il me regarde et estime qu’il faut éclaircir les choses pour que je ravale mes insinuations sur sa compétence.

“A partir du moment où il existe une clef à la serrure, il est possible de l’ouvrir. Une serrure est juste un moyen mécanique de comparer si une clef est semblable à une autre. De même, un logiciel est un labyrinthe compliqué qui permet de comparer si le code que vous lui donnez est semblable au vrai code. A chaque fois, il existe un bref instant dans un endroit reculé des processeurs et des logiques, le vrai code dans sa pleine lumière, pour qu’il soit ainsi comparé. Dans la théorie mathématique, on utilise des systèmes dits injectifs, c’est à dire que le code initial est théoriquement devenu méconnaissable, mais dans la pratique…”

Alphée alors s’avance au milieu de ce discours aussi ennuyeux qu’incompréhensible et néanmoins le complète :

“Dans la pratique, rien n’est injectif. Et l’officier de police qui m’accompagne et moi même le savons parfaitement. Voyez-vous Aristarque, toute notre vie, elle et moi, nous nous sommes penchés sur des centaines, des milliers d’affaires. Et il n’existe aucun crime parfait. Il existe toujours un moyen de remonter de façon certaine aux éléments du crime initial. La réalité est une longue chaîne de causes et de conséquences, et par essence, absolument bijective.”

Je n’avais rien compris, j’avais certainement résolu moins d’affaires que l’on en m’avait jamais confié, mais Aristarque opina gravement, avec un certain respect. Peut-être qu’il cesserait de se vanter en permanence aux premiers venus, maintenant !

“Si K découvre ce système, ce serait une chose terrible.”

“Parce que K est un meurtrier ?”

Le vieux tire sur sa ficelle. Il est pas clair, je vous dis. Il grince des dents :

“Cela va choquer votre bien pensance, mais K a la chance de pouvoir tuer. Il a une pulsion de meurtre en lui, c’est un vecteur puissant qui lui permet d’atteindre une focalisation ultime de ses capacités intellectuelles. Il a tué pour aller plus loin que moi et plus rapidement que moi.”

“Et à votre appartement, c’était vous qu’il visait pour aller plus loin et plus vite.”

“Oui, et malgré mes efforts, il m’a retrouvé, et vous aussi. Je dois ravaler mes prétentions sur ma puissance.”

Bim.

“Comme deux rois sur un plateau d’échecs vous avez construit vos forteresses respectives. Mais maintenant, Aristarque, vous avez deux reines.”

Deux fous aurait été plus juste.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Sicut Aquila, fusil à la main, apparaît dans le contrejour de ses lumières intérieures. Alphée demande enfin :

“Je veux parler à K.”

“Envoyez-lui un email.”

“A quelle adresse ?”

“L’adresse n’a pas d’importance pour les gens comme nous. Seul le contenu importe.”

Le commando nous ordonne de venir vers lui et renforce son injonction en faisant cliqueter son arme.

“Aristarque, si vous deviez rencontrer K et si les choses tournent mal pour vous, je crois connaître sa faiblesse. Il souffre d’épilepsie.”

Et elle se retourne, je me demande si elle se doute de la tête stupéfaite du vieux maigrichon. Une fois dans l’ascenseur, je lui demande si le coup de l’epilepsie, c’était du flan.

“Du flan ? demande-t-elle. Les traces dans la neige au pied du cadavre au K étaient caractéristiques d’un individu en pleine crise d’épilepsie de type frontale à crise nocturne.”

“Ce n’était pas un ours ?” que je m’exclame, bête que je suis.

Indifférente, pragmatique, efficace, Alphée me répondra simplement, alors que l’ascenseur s’ouvre à nouveau sur les couloirs flanqués de caméras :

“Non.”

SUITE