Mon quotidien était si bouleversé que j’en perdais la notion de l’heure et de mes obligations.

On est revenues sur Paris ; Alphée m’indiquait vaguement des directions et, comme hypnotisée, je les suivais. J’ai garé mon véhicule à l’ombre d’un bâtiment sordide enveloppé d’échafaudages usés dans ces quartiers indéfinis, ni industriels, ni commerciaux, ni d’habitation, aux alentours de la Gare de Lyon. Ces endroits de la ville qui semblent dépeuplés et qui basculent dans l’inexistence - quelque chose qui, avec le recul, pourrait me faire croire aux treize dossiers.

Elle pousse une porte vraiment sale, et j’ai vraiment pas envie de la suivre.

Mais bien sûr le je fais. Un couloir de ciment, tout est en travaux abandonnés, des inscriptions de touristes urbains défraichies. Des nids dans les coins. Des ordures partout. Sa silhouette se perd dans les angles des couloirs, je force un peu le pas pour ne pas me retrouver seule.

Elle monte une échelle. Une épreuve de plus pour moi. Mais je la suis encore.

C’est exactement Paris, ça. Des kilomètres carrés de bâtiments à l’abandon quand tout le monde cherche un appart décent.

Et nous voilà dans un étage de ciment sans éléctricité, un endroit parfait pour se faire étriper en silence. Alphée m’indique la seule chaise de l’endroit, un vestige de plastique gardé par un chat, arrache un pan de plastique qui protège une ouverture et le soleil faiblissant de l’après-midi vient couler sur nous.

“Votre smartphone. Envoyez cet email. Destinataire : vous-même. Objet : A l’attention de K. Message : K, Nous savons où est Aristarque de Lasteyrie. Une rencontre me semble appropriée. Bien cordialement. Alphée et Daphné.”

“Vous lui donnez pas un lieu de rendez-vous ?”

“Le lieu de rendez-vous, c’est là où se trouve votre smartphone. C’est à dire ici. Sinon nous serions à la terrasse d’un café à boire des diabolos menthe.”

Et pendant que je galérais à taper son mail avec mes gros doigts, elle se tourne vers l’ouverture et se fige, mains croisées dans le dos.
“Et maintenant, faisons ce que notre noble métier nous demande de faire de mieux.”

Alors nous avons attendu.

C’était long. Surtout que je pouvais pas jouer à des jeux sur le téléphone pour ne pas épuiser la batterie. Alphée était d’un silence de mort.

J’ai posé quelques questions auxquelles elle a répondu séchement, sans détourner le regard de l’extérieur qu’elle fixait comme un chien d’arrêt, les yeux se brûlant dans le soleil déclinant sur la Seine.

J’aimais les séries TV américaines, elle, la poésie britannique. Je cherchais des plans pour séduire des hommes, elle avait le jeu de l’amour en horreur. Je lisais des tabloids, elle pratiquait les arts martiaux. J’aimais mon lit, elle détestait dormir. On était bien parties pour être les meilleures amies du monde.

Et puis alors que le soleil plongeait, elle dessera les dents.

“L’amour”, dit-elle. Puis elle dit : “Dieu.” Et enfin : “Les mammifères.” Et là je me suis dit que j’allais avoir droit à une longue tirade incompréhensible et généraliste qui exposait une théorie loufouque dont le monde pouvait facilement se passer.Essayons de ne pas nous endormir.

“Les mammifères, dit-elle donc, ont un instinct de survie. Ils savent quand ils sont observés. Et même quand ils ne le sont pas, ils ont ce réflexe de vérifier. L’évolution a fait que ceux qui avaient ce réflexe ont tenu plus longtemps. Mais quand l’homme, ce mammifère, s’est retrouvé au chaud entre quatre murs et sans prédateur, comment pouvait-il expliquer cet instinct d’observation et de menace qui pesait sur lui ? Alors il s’est créé Dieu, à son image.”

“Scientifiquement, il est donc impossible d’avoir la foi. Et pourtant, j’ai la foi. Mais si l’homme a créé Dieu à son image, j’ai foi dans une divinité qui est mienne.”

“Je suis différente. Je n’éprouve pas d’émotion, sinon parfois, le regret fugace de ne pas en éprouver. Pour les gens comme moi, les gens comme vous, Daphné, sont des jouets fragiles que l’on bouscule. Les gens comme moi tiennent le monde dans leur main - car le monde est prisonnier de ses désirs et de ses émotions.”

“Mais j’ai choisi l’amour. Vous comprenez, Daphné ? Pour vous, l’amour ou la haine ne sont pas des choix, ce sont vos maîtres. Moi j’avais toutes ces choses qui sont des émotions pour vous étalées devant moi comme des outils. Et j’ai choisi le moins tranchant mais le plus durable. L’amour.”

“Alors oui, je ne suis pas douce, je ne suis pas tendre. Mais l’amour n’est pas qu’une question de coeur qui bat, l’amour ce ne sont certainement pas des paroles, l’amour ce sont des actes - l’amour est l’expression d’un sacrifice constant pour l’autre, même si cet autre est un individu dangereux, haissable, abject, coupable de crimes abominables. En fait, c’est précisement lorsque l’autre est cet individu le plus haissable que l’amour a du sens.”

“Un jour Daphné je rencontrerai le Nexus du mal, et inévitablement nous devrons combattre. Et je le vaincrai. Et quand il sera à terre, je m’agenouillerai pour le relever. Et je l’aimerai. Et à ce moment là, dans ce moment d’abandon mutuel, il sera totalement vaincu.”

“Ce monde sans Dieu est absurde. La science nous démontre que la vie est un accident et que l’intelligence est une anomalie. Dans ce cadre, le choix de l’amour n’a pas de sens. Et pourtant, tout comme mes prédécédrices, j’ai choisi l’amour. Et cela, Daphné, cela est un acte de foi.”

Elle se retourne vers moi, l’air grave. J’ai peur qu’elle me dise un truc du style qu’elle est amoureuse de moi. Mais elle me dit : “Regardez donc la Seine.”

Méfiante, je me lève précautionneusement et je regarde dehors.

Incroyable.

Un K immense et lumineux se réfletait dans l’eau. Mais…

Je lève les yeux. Sur les quatre grands livres ouverts que forment les grands bâtiments de la Bibliothèque Nationale de France, les bureaux pourtant vides étaient allumés pour former d’immenses K qui grandissaient en luminosité alors que la nuit tombait. Quelle invitation grandiose - presque magique.

Mais aucune magie en retour dans le seul commentaire de ma laconique et pragmatique partenaire :

“Allons-y.”

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