Un vent lourd avalait les sons et faisait voler tumultueusement le ruban d’Alphée. Elle progressait devant moi d’un pas lent, elle montait prudemment les marches de bois de l’esplanade, en l’exact milieu des deux tours frappées des immenses K. Sur la surface de la bibliothéque et jusqu’au jardin dont je devinais l’endroit, tout était plongé dans une pénombre inquiétante. Et puis il est apparu. Fichtre, le frisson qui me traversa me frappa comme un poing dans les cotes - mais c’était mon coeur. Il avait un costume blanc, des lunettes d’argent opaques, et une arme à la main. C’est le braqueur de la tuerie de la place Vendôme. Je tremblais comme une feuille et avec ces mains agitées de tremblement, j’ai essayé de chercher des choses sur moi : une arme, mon téléphone...mais je pense que tout m’aurait glissé entre les doigts et que toute communication aurait fini en sanglots. Alphée se retourne vers moi et me fait un geste d’apaisement. Ses yeux restent, comme toujours, sans expression, mais elle me dit : “Celui-ci, je m’en occupe.” Puis elle s’adressa d’une voix claire et impassible au tueur : “Vous avez commis l’irréparable. Je vous propose de vous rendre aux autorités. Je vous garantis un procès équitable. Et le meilleur des avocats. ” Le tueur éclata d’un rire sincère et assez charmeur. Son visage était très expressif et enjoleur, si on faisait abstraction de son arme et sa capacité mortelle à s’en servir. Il approche d’un pas et répond : “Vous aussi vous avez commis l’irréparable. Vous avez pris contact avec un groupe de gens très dangereux.” Son accent était anglais, américain, vous voyez le truc, c’était flagrant. Il se retourne un peu, et dans l’ombre nous voyons d’autres silhouettes indistinctes : celle grande et massive d’un monstre, celle petite et fluette d’une jeune fille, et d’autres encore qui attendent que le lion prenne sa part avant de fondre sur nous. J’ai vraiment très peur. Alphée dit alors : “Je vous connais bien. Je sais que vous venez des Etats Unis en laissant derrière vous un sillage de sang. La légende que vous ayiez fait un pacte avec le diable et que toute personne croisant votre regard est soumise à votre volonté.” Il vient des Etats-Unis - et j’y pense maintenant, mais la plume d’aigle. Est-ce que…? Mais c’est à lui de répondre, toujours espiègle : “Vous en savez des choses ! Et donc le diable ne fait plus peur ici, dans la vieille Europe ?” “Comparé à certains hommes, le diable reste un amateur.” “Moi aussi, je sais des choses, Ruban Bleu, Cassandre.” Cassandre. C’était son prénom. Je la vois se tasser un peu, comme contrariée, si jamais ce sentiment lui était accessible. “Cassandre, qu’il répète en forçant sur le r. Est-ce que tout comme votre éponyme mythologique, vous formulez des prophéties auxquelles personne ne croit ? Faites-moi donc plaisir, faites moi une prophétie à laquelle je ne croirais pas, par exemple dites moi “vous n’allez pas me torturer et me tuer, moi et mon amie Daphné.”” Mon coeur me fait très très mal, je mets un genou à terre. Je suis terrifiée. Cassandre, car c’est son nom. répond laconiquement, redressée : “Vous m’aimerez.” Nouvel éclat de rire sincère du tueur, il avait même du mal à garder sa contenance et je crois même qu’il écrasa une larme sur le coin de ses yeux, derrière ses lunettes. C’était tellement bizarre que moi aussi, j’ai failli éclater de rire, nerveusement. L’horrible bonhomme avoua : “C’est ainsi que les françaises accueillent les visiteurs ? En tout cas bravo, c’est effectivement une prophétie à laquelle je ne crois pas du tout. Quoique...vous savez quoi, Cassandre ? Je vous trouve très sympathique avec vos petits yeux méchants et vos déclarations d’amour détournées.” Il reprend sa contenance et pointe son arme sur elle ; nous n’avons même pas gravi toutes les marches, et il est au dessus de nous. Il est plus grave et l’atmosphère s’alourdit. Sa voix, plus calme, précise : “On m’a demandé de vous tuer. Mais ça me ferait de la peine. Pas aujourd’hui. Je voudrais faire un tas de coups fourrés et vous voir surgir, Laurel et Hardy, avec vos phrases bizarres, pour faire votre show. Dites moi où est Aristarque de Lasteyrie et on se dit à la prochaine.” Alphée - Cassandre - se retourne vers moi et je fais “oui” de la tête. Que ce fou aille dans une prison militaire, moi je m’en sors en vie et c’est tout ce que je demande. Et non, je ne veux plus jamais le revoir. Et Cassandre répond : “Vous travaillez pour K ? Vous ?” “Je travaille pour moi. Ouuuh, vous devriez répondre à ma question, je suis prompt à changer d’avis sur le sujet de la vie et de la mort.” Oui, Cassandre, vas-y, crache le morceau, et partons ! Je fais un pas en arrière. “Non...K est un type dangereux, mais de votre stature...en gros. Il y a donc une personne, ici, à Paris, si puissante qu’elle a le pouvoir de vous faire venir ici, vous, l’homme qui parle au diable. Et qui pour s’attirer la faveur du meilleur hacker du monde, traque Aristarque. Mon Dieu, cet individu doit être si puissant qu’il doit complètement m’aveugler.” Et le tueur de relever le canon de son arme, les narines frémissantes, avec des accents aigus dans la voix trahissant une excitation extrême : “Oui...exactement...on se comprend...vous et moi, et quelques autres...on marche à la folie, à la démesure ! Ha ha ! J’ai toujours pensé que vous étiez un pays de minables, d’endormis, sans circulation des armes, sans notion de vengeance, de justice réelle, de punition. On cache la misère et la mort. Mais non, ici, l’homme a fait couler du sang depuis des milliers et des milliers d’années. Dans ces murs. Et oui, il va se passer de très grandes choses. Ici. Dans ces murs. Oubliez Kubilai Khan et les têtes coupées de ses ennemis qui dépassaient en hauteur les murailles des plus grandes cités. Il y aura ici la folie et la mort. Et je veux en être. Je veux en être.” Cassandre murmura en retour : “À Shangdu, Kubilai Khan fit bâtir un fastueux palais des plaisirs. Là, Alphée, le fleuve sacré, s’engouffre par des grottes à l'homme insondables, jusqu'aux abîmes d'une mer sans soleil.” Puis elle ajoute à son mantra : “Vous servez le Tourment et je vais mettre fin à vos plans.” Alors il hausse les épaules et dit seulement : “Vous êtes compliquée. Je vais vous tuer. Votre amie lachera le morceau sans effort.” Et il fait feu. Son arme est un de ces trucs mastocs américains qui peuvent d’une balle arrêter un véhicule lancé à cent à l’heure. Ca fait mal aux oreilles, et ça illumine d’un éclair vif les visages de l’armée redoutable tapie dans l’ombre. Cassandre n’a presque pas bougé, mais son ruban, si, il se tend dans une courbe étrange, et un glissement râpeux tranche dans les échos de la détonation. Alphée avance la main, et la balle qui a coulé le long de son ruban tombe dans le creux. Elle montre le projectile au tueur et dit : “Un jour, une balle me touchera mais je l’aurai décidé. Et oui, c’est une autre prédiction.” Et son ruban vole et arrache l’arme des mains du tueur. Mais...elle est incroyable ! C’est une vraie héroine ! Elle tient tête à cet abominable tueur ! Elle s’avance poings fermés, et c’est lui qui se fait petit, même moi je me redresse complètement stupéfaite. Il fait un pas en arrière. “Vous avez peur ? qu’elle lui dit. Vous avez de la chance d’avoir peur. La peur est une indication précieuse pour prendre de bonnes décisions. J’aimerais avoir peur.” Il montre les ombres. “Vous ne pourrez pas tous nous avoir ce soir. ” Elle toise les ombres. Un éclair jaune semble passer. “J’étais avec Aristarque, cet après-midi. Vous ne le trouverez jamais.” Et elle redescend les marches. Elle prend mon bras nous partons toutes les deux sur le pont vers le parc de Bercy, lui aussi plongé dans les ombres. Elle me dit de ne pas me retourner. Je suis quasiment appuyée sur elle. Je lui dis que j’espère qu’on ne recroisera plus jamais la route de ce fou, et qu’on devrait abandonner l’affaire K pour de bon. Je sais qu’il est encore là bas, debout, et qu’il nous regarde partir. Je sais ce qu’elle va me répondre. Nous sommes arrivées au parc et au sommet de la fontaine cascade quand elle me glisse : “Vous le savez. Nous n’avons pas le choix. Mais vous n’avez pas à prendre de risques. Vous rendez-vous compte ? J’ai quitté le champ de bataille. Moi, Daphné. Parce que je ne suis pas de taille. Moi. Je dois me préparer. Je vais vous demander un ultime service. Je leur ai donné le moyen de trouver Aristarque. Mettez-moi la prison militaire sous surveillance et prévenez-moi quand ils viendront le chercher. Je m’occupe du reste. Je vais faire en sorte de mener à bien cette affaire, mais je dois vous avouer que j’ai un très mauvais pressentiment.” J’aurais aimé ne pas la croire sur ce dernier point, mais cela n’aurait que confirmé son étrange pouvoir de prédiction. SUITE |