L’église avait été aménagée dans un bureau propre, maniaque - mais il restait encore, dans leurs alcôves, des saints de pierre décapités à la Révolution, et dans le choeur, des candelabres de bronze scellés sur le sol où brûlaient les cierges propices à cette confrontation fatale. Alphée s’approche du choeur avec cette lenteur prudente propre aux prédateurs. L’américain a encore une arme à la main. Le ruban vole, sec, et arrache l’arme. A nouveau. La première fois, donc, ce n’était pas un coup de chance. Au dehors, la ville s’emplit d’une étrange rumeur chaotique, prélude à un massacre. Il dit avec un air très sympathique : “Je crois que votre prédiction fantasque était juste. Je vous aime bien. Vous voulez ma peau, pas vrai ?” Il s’excite, mais elle, elle se positionne face à lui, le regard sombre. “Vous n’êtes pas la seule. Ils sont tous morts. Vous savez tout, alors vous savez ceci : je suis invincible. J’ai fait un pacte avec le diable. Ils étaient venus me chercher pour se débarrasser de moi. Et le diable m’a offert ce pouvoir : si je plonge mon regard dans le vôtre, alors je deviendrai vous et vous deviendrez moi. Je vous dis cela car je ne veux pas que cela vous arrive. Car je devrais vous tuer en ce cas. C’est la condition. C’est la raison du sillage de sang.” Elle le gifle, enfin, quelque chose qui lui fait mettre un genou à terre et dont le bruit me fait mal. Il se relève, l’air méchant. Je fais un geste et bien sûr je m’aperçois que je ne suis pas armée. Il l’empoigne par le cou, et c’est comme un ours qui se saisit d’une brindille, mais elle lui tape dans les jambes, et c’est lui qui fléchit à nouveau. Il est à genou, elle lui renverse la tête en le saisissant par le cou, comme un animal. Alors oui, je l’ai vu. Il a retiré ses lunettes opaques et a plongé son regard dans le sien. Rien de magique, en fait, ils se sont juste regardé intensément comme on le voit dans les films. Leurs deux visages se sont transformés : Alphée se brisa dans une vulnérabilité désespérante et l’homme se figea dans la stupéfaction. A genou, elle hurla un cri d’infinie détresse avant de plonger à nouveau son regard dans celui de l’homme. Et il se relevèrent tous les deux sonnés, sur leurs jambes tremblantes. Si je n’étais moi même pas tremblante j’aurais du en assommer l’un ou l’autre avec un de ces candelabres massifs mais j’étais probablement aussi perdus qu’eux. “Pour moi c’est facile, expliqua-t-elle, car je marche depuis toujours solitaire dans ces plaines désolées. Je n’ai connu qu’elles. Merveille de l’esprit humain qui s’adapte quelque soit l’obstacle. Je ne sais si je dois vous maudire de m’avoir fait entrapercevoir ce qu’est un coeur battant, ou vous remercier de m’avoir oté si rapidement cette tentation.” Elle prend son ruban et le pose sur ses yeux, l’attache autour de sa tête. “Levez le drapeau blanc mon ami, puisque nous sommes maintenant intimes. Sans mes yeux, je ne garantis pas la précision de mes assauts.” Il se jette sur elle, démon enragé, et non seulement, yeux bandés, elle évite ses assauts, mais elle plaque sa main sur son dos, et le projette violemment à terre. Des choses craquent, j’en ai mal pour lui. Il se relève avec des morceaux de mobilier, sa rage compensant ses blessures, et alors qu’il se jette encore sur elle, il se retrouve à terre. “L’art Wau, dit-elle en traçant une sorte de F dans l’air. Wau comme wrexis, la déchirure. Un art martial scientifique, conçu pour affronter des monstres auprès desquels, sans vouloir heurter votre amour propre, vous n’êtes qu’une petite chose insignifiante.” C’en était trop pour lui qui se relève encore, plus enragé que jamais, et elle l’évite encore avec grâce, mais cette fois-ci, entrainé par son élan, il s’empale sur un candélabre dans un bruit d’écrasement spongieux. Alphée retire le masque de ses yeux et retourne l’homme : il a la gorge transpercée. Elle s’agenouille et examine la blessure, il est comme inerte. La pointe de métal a transpercé son cou et peut-être touché les cervicales, et il expire l’air dans ses poumons par ce trou dans un sifflement ignoble. Assise sur le sol, avec cet homme agonisant dans ses bras, levant dignement les yeux au ciel face à sa responsabilité et son malheur, elle a tout d’une pieta sublime qui rend l’infime instant éternel. SUITE |