Je reviendrai plus tard sur le destin de l’américain.

Dans les minutes qui suivirent, je progressais gauchement dans Paris au volant de mon véhicule. Quand on est en surpoids, tout est difficile - on apprécie différemment les espaces, la densité ; si la fluette Alphée pouvait, du haut des toits, avoir peur des hauteurs, mon problème, c’était plutôt les largeurs.

Et pourtant, je l’ai vu grimper comme un lézard, juste après qu’elle m’ait ordonné d’aller au Musée de l’Homme, au Trocadéro. Sans bien entendu me dire pourquoi je devais y aller. Je savais en gros ce qu’il y avait dedans (et je savais qu’il était en rénovation depuis des lustres) et j’étais quasi-certaine qu’il n’y avait d’aigle aux alentours, donc ce n’était pas la tanière de K.

C’est incroyable...Alphée sautait d’un immeuble à l’autre, et son très long ruban ne touchait pas le sol dans la fluidité et la célérité de sa course étaient intenses. Et oui, elle avait raison pour ses histoires d’hypothènuse - elle y serait avant moi.

C’est incroyable…

Paris, la ville lumière, s’éteint. D’abord, les quartiers lointains - on le voit aux nuages qui ne reflètent plus les lumières de la ville. Puis les aspérités comme la Tour Jussieu ou Montparnasse...puis toute lumière dans les quartiers. Les véhicules freinent brutalement, et des collisions retentissent. La ville n’est désormais plus éclairée que dans ses artères, là où les voitures, phares allumés, avancent comme de la poisse.

Et puis, il y a la musique. Elle est partout. Les choeurs puissants d’un requiem ancien.
Ils sont hurlés par les sirènes de maintenance, celles qu’on entend tous les premiers mercredis de chaque mois. Tout va mal et j’ai l’impression que c’est de ma faute.

J’ai du jouer de la sirène et du klaxon pour faire mon chemin jusque là bas...traversant des carrefours encombrés de voitures encastrées.

Le trocadéro était presque désert par rapport à son habitude, et quelques silhouettes furtives longeaient les murs non sans panique. Alphée est presque tombée du ciel devant moi alors que je claquais la porte.

Elle tend un index vers un car touristique non loin. Couché sur le coté après avoir mordu sur une rambarde dans la confusion du trafic, il était comme une baleine échouée, écrasant le devant d’une voiture.

“Aristarque est dans la voiture.”

Elle me prend le bras pour me guider vers lui mais me murmure : “Soyez sur vos gardes. Nous allons rencontrer K, qui est ici. Mais K n’est rien. J’ai l’intime conviction qu’Aristarque joue bien aux échecs avec nous. Nous avons eu à faire avec forte partie, mais on ne tire pas facilement les gens hors d’une prison militaire. Et tout ceci, cette obscurité, cette confusion - cela sied aux mégalomanes dans son genre.”

Certes, mais comment ? Ma question devait se lire sur mes yeux tous ronds pour qu’elle me réponde :

“Sa ficelle. Je ne sais pas comment il fait, mais il code. Son rythme de passes est celui des instructions informatiques. Il a un truc mais ce truc n’a pas d’importance. On sait qu’il peut coder aussi aisément avec son bout de ficelle que derrière un clavier. Alors arrachez-le lui si vous sentez que la situation nous échappe.”

Elle se penche sur la berline défoncée. Le conducteur dort sur l’air-bag, et, drapé dans une dignité d’empereur, Aristarque se tient à l’arrière, les mains dans sa ficelle.

Alphée ouvre la portière coincée comme si elle avait une force de Titan.

“Vous ne cessez de sortir de prison, aujourd’hui”, qu’elle dit.

Avec un air penaud qui semble feint, Aristarque sort. Leurs regards se croisent, et je sais ce qu’il pense, car j’ai aussi croisé le regard d’Alphée de nombreuses fois. Quoi qu’il cache, elle sait.

“Parce que c’est inévitable, nous allons voir K.”, dit-elle.

“Quelqu’un doit payer pour tout cela”, complete-t-il.

“La vengeance n’est pas le commerce des justes.”

Le bâtiment en rénovation du musée de l’Homme était ceint de multiples échafaudages dont les protections de plastique volaient dans le vent de la nuit. Les soutènements lui donnaient l’aspect d’un squelette, et les protections de haillons gris flottant dans la nuit noire : ce bâtiment, c’était un fantôme.

La porte d’entrée était fermée - en verre, nous aurions pu la défoncer, mais Alphée se tourne vers Aristarque. Ils échangent des regards silencieux.

Alors, ficelle en main, le vieux fait quelques figures, et une veilleuse s’illumine à l’intérieur, et la serrure claque. De la magie.

Nous faisons quelques pas et le musée s’illumine en plein ; j’imagine que nous devons être une sorte de phare dans Paris sombre. Nous protégeons nos yeux alors qu’une voix de jeune homme résonne dans les hauts parleurs :

“Aristarque, Cassandre et Daphné, mais surtout, Aristarque, mon ami. Le grand chef de l’armée des invisibles. Suivez donc le couloir illuminé, il vous guidera jusqu’à moi.”

Tout s’éteint à nouveau, sauf un couloir devant nous, alors que K poursuit sur des sujets techniques qui m’échappent totalement : “ [...] surcharger les automates sous enveloppe métallique [...]”

Je maugrée en me demandant pourquoi les cinglés de ce type ne pouvaient pas s’empêcher de parler sans cesse.

Cassandre, qui marche en tête, répond mélancoliquement :

“Parce qu’ils se sentent seuls.”

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