Elle attira mon attention sur un angle entre le plafond et le mur. On avait scotché très grossièrement un taser de police qui pointait dans notre direction. Aristarque s’avança en haussant les épaules. Et comme les étoiles dans un ciel de nuit, plus je regardais partout, plus je voyais des dizaines de tasers qui quadrillaient de leur trajectoires imaginaires toute ouverture. En fait, ce n’était pas “grossièrement” scotché, c’était juste un truc de malade mental, ça en suintait des murs. Et nous sommes arrivés dans le Hall principal. Il y avait soixante ans de poussière, quelques échafaudages de chantier pour faire bonne mesure ; mais aussi les vitrines d’autrefois qui abritaient les trésors ethnologiques de la France des explorateurs. Là encore, des tasers avaient été scotchés dans les coins, et, de façon tristement comique, dans la gueule d’une raie manta empaillée, gardien silencieux de l’entrée. Les trésors avaient été éparpillés sur le sol, et au centre se dressait un trône de bois sombre sculpté de motifs africains, et sur celui-ci, souverain, altier, fou peut-être : K. C’était un jeune homme...le gamin avait 20 ans max. Et contrairement au vieux schnock, il était bien entouré de claviers et d’ordinateurs et d’écrans qu’il contemplait de sa position auguste. A son coté, la cycloide foudroyante d’un katana. Et sur sa tête...sur sa tête...je vous jure...une putain de coiffe sioux avec des plumes d’AIGLE ! Cette plume qui me rendait folle depuis des mois et qui avait menée Alphée depuis le début ici, infailliblement ! J’étais tellement en rogne, j’ai failli bondir sur lui pour lui faire manger ces plumes ! K est expansif avec des yeux d’innocent. Il se dresse et écarte les bras, il n’a d’yeux que pour le vieux : “Aristarque ! Chef de l’armée des invisibles ! Grande nouvelle ! Viens-là, viens-là ! Dis-donc, j’ai remué des tas de gens dangereux pour te retrouver, et te voilà comme un prince, qu’est ce que tu es balaise !” Aristarque nous jette un petit regard en coin et le rejoint. Sur ses gardes, Alphée reste en retrait, et moi, je fulmine en tremblant derrière elle. K fait de grands gestes exaltés. Il mène le vieux vers une vitrine qu’il a transformé, avec des feutres, en tableau de travail ; c’est couvert de triangles et autres polygones et je suis certaine qu’après avoir étudié mille ans je n’y comprendrai toujours rien. “Il y a trois obstacles conceptuels pour notre clef, tu te souviens ?” Alphée me murmure de me tenir sur mes gardes. Aristarque ne s’intéresse pas aux triangles, il tend son attention vers nous. “Et quand on s’est vu il y a quatre ans, et que, hop...mmm tu sais en fait quand je plante la lame, c’est comme si je plantais la lame dans ma tête, et que je sépare exactement, chirurgicalement, les deux hémisphères de mon cerveau. Et tout devient clair J’ai cette théorie comme quoi...la réponse à toutes nos questions, on la sait toujours intuitivement, dès le début, comme si notre cerveau pouvait voir comme une photo la chose et que le plus dur, c’était de consciemment reconstruire la photo ou de s’en souvenir...enfin bref. Il y a quatre ans, j’ai levé la première porte, avec toi, même grâce à toi. Et comme on avançait pas, je suis venu te voir, pour refaire le truc. Et mince, j’ai eu la vision. J’ai ouvert la seconde porte. Regarde ceci…” Il montre les triangles et donne des explications dans un jargon technique. “Plus qu’une seule porte. Et on est ensemble, toi et moi. Et il y a même...deux filles, là…” Aristarque se dresse, autoritaire comme un père. “C’est terminé, K.” Il fait une passe avec son jeu de la ficelle, puis une autre, ce qui intrigue fortement K. La lumière s’éteint...et comme un flash stroboscopique, clignote sur une grande fréquence - ça me donne un mal de crâne terrible instantanément - et le réseau électrique bourdonne comme une machine infernale. Nos mouvements sont hachés, mais on voit clairement K qui tombe au sol, tremblant, pris d’une crise d’épilepsie provoquée par la stimulation lumineuse. Le vieux avait tout prévu ! Il se penche sur le corps tremblant de K. Alphée s’approche d’un pas et Aristarque fait encore une passe ; les lumières se rallument mais dans un claquement sec, tous les tasers se déclenchent. Un seul pourrait me tuer, fragile que je suis, et il y a peut-être dix pointés sur nous ! Dans cette même seconde, Alphée est sur moi et nous sommes dans l’obscurité à nouveau : elle s’est saisie d’un large bouclier masai sur le bois duquel viennent se ficher les électrodes meurtrières. Dans cet abri d’une seconde, Alphée croise mon regard. Puis elle baisse le bouclier. Elle se retourne. Dans une scène surréelle, le vieux a le katana levé au-dessus de sa tête, prêt à l’abattre sur K, qui, relevé sur un coude, étrange sioux dont le sang coule par le nez, lève une main pour implorer grâce, mais non pas pour sa vie, mais pour l’objet de sa quête : “Aristarque ! Je viens de la voir pendant la crise ! Je viens de voir la solution pour la troisième porte ! C’est bon, on va pouvoir écrire cette clef !” Mais Aristarque bande ses muscles pour abattre la lame ; le ruban vole, et arrache le katana qui vient cliqueter au fond de la pièce. Le vieux lance un regard furieux vers Alphée. Elle lui répond avec un vague mépris. K détale déjà dans le couloir. Aristarque murmure avec haine : “Il est fou, et vous êtes folle. S’il a la clef, comme il le dit, alors le monde occidental numérique tel que vous le connaissez changera à jamais. Puisque vous êtes prompte à agir, rattrapez le donc et voyez comment vous pourrez l’empêcher, vivant, de faire ce vers quoi toute son existence est tournée.” Elle ne se retourne pas et poursuit K d’une foulée légère dans le couloir. Je pousse le vieux dans le dos on la suit. On suit les portes battantes et une sortie de secours nous mène sur la place du Trocadéro où errent quelques touristes hagards, encore sous le coup de la panne électrique généralisée. Comme s’il était un dieu de la lumière, quand Aristarque sort sur la place, la place s’illumine, puis, irradiant de sa position, les réverbères, les restaurants, les feux électriques, jusqu’à la tour Effeil qui nous fait face. Alphée s’est juchée sur un rebord de pierre et pointe en contrebas, vers la tour : je m’approche et je vois, au croisement devant la tour, le pauvre jeune homme coiffé comme un indien qui détale à perdre haleine. Et là il se passe la chose la plus grotesque de cette histoire déjà absolument grotesque de bout en bout. Un camion peinturluré de rouge - un camion du cirque installé au champ de mars qui m’avait bêtement frappé quand nous étions au domicile de la victime - un camion qui transporte dans ses soutes des animaux, éléphants ou girafes, ce camion donc, inopinément, décide de reculer violemment à un carrefour. K est renversé, le torse écrasé par une roue arrière. Le conducteur sort aussitôt, une tête éberluée, un téléphone portable à la main. Je trouve cela tellement bête, je veux dire, tant de bruit pour rien. Et puis encore du cirque, oh zut, j’en ai assez. Pitié, faites que cette nuit prenne fin ! Mais Alphée n’en a pas assez, de toute évidence. Elle s’approche, menaçante, de Aristarque - et quand elle veut être menaçante, la température descend de dix degrés. Glaciale, elle déclare sur un ton de constat : “Ainsi, vous l’avez tué.” Elle est très proche de lui, à portée de main, et elle serre ses poings. “Pour n’importe qui c’est un accident, mais il vient de recevoir un appel qui vient de lui demander de faire une manoeuvre qui a entraîné cet accident.” Aristarque esquisse un sourire : “J’apprécie les compliments, mais aussi intelligent que votre humble serviteur, Aristarque, soit, c’est une méthode difficile à improviser, un peu au delà de mes moyens.” Alphée prend Aristarque à la gorge avec sa main. Elle qui est si fine donne l’impression qu’elle peut rompre son cou d’une seule pression. Son attitude est terrible comme terrible sont les dieux. “Je ne suis dupe de rien. Vous codiez avec des glyphes interprétés par les caméras de surveillance.” Et là je regarde autour de nous et, spectacle effrayant, toutes les caméras pointent sur nous. Elles s’ajustent millimètre par millimètre d’angle dès qu’Alphée pousse Aristarque toujours plus près du rebord, par la gorge. “Mais vous donniez aussi des ordres à votre armée des invisibles. Ils attendaient que vous débusquiez K comme un lapin. Ils sont à vos ordres comme finalement K l’était. Et vous avez mis fin à ses jours non pas parce qu’il était une menace comme vous le hurlez avec indignation, sans cesse, mais parce que du haut de sa jeunesse et de son déséquilibre psychique il allait vous ravir ce grand secret, cette clef qui était toute votre vie !” Elle presse encore sa gorge, et il ne peut se débattre de peur de plonger du rebord dans le vide. Sa respiration est sifflante. Vieux comme il est, il va clamser, mais après ce que j’ai vu ce soir, je me dis que c’est pas un mal. Et puis elle relache son étreinte. Il tombe à ses genoux. Avec une froideur infinie, elle déclare finalement : “Vous êtes décevant.” Il semble comme mourir devant ce constat. Et elle, elle s’éloigne dans la nuit. Je soupire, épuisée. Devinez qui va devoir se taper tout le boulot maintenant. SUITE |