Je n’ai pas pu descendre par la mini-échelle. Alphée a bondi en bas, et m’a ouvert de l’intérieur. Et bien...les collègues avaient dit que l’appartement était inoccupé...en fait il était vide, complètement vide. C’était très impressionnant, cette hauteur de plafond qui se perdait dans des arches gothiques à 6 - 8 mètres, platrées de blanc, et aucun meuble. Des murs blancs, pas même la trace d’un tableau ayant reposé là, et un parquet de bois vernis. Une cuisine hantée par une assiette et un verre, et un frigo avec un seul oeuf, donnait sur l’escalier de secours. L’appartement était grand, on pourrait s’y perdre si l’essentiel de sa surface n’était pas cet immense salon vide donnant sur une baie vitrée sur le champ de Mars. J’ai eu une pensée pour tous ces gens qui galèrent à trouver un endroit où dormir à Paris… Le suspect se tourne vers moi et me demande si le dossier faisait mention de “la pièce secrète.” Je grogne, dans l’espoir de faire comprendre que peu de choses ont sens dans ses paroles. Puis elle m’explique, poings fermés sur les hanches. “Allons bon. L’immeuble est carré. Mais pas la surface de cet appartement. Il manque 20 mètres carrés….dans ce coin-ci.” Et une minute d’inspection plus tard, elle avait trouvé une porte en trompe-l’oeil qui donnait sur une pièce. Enfin quand je dis “trouver”, on se comprend. Pour moi, elle le savait dès le départ, et chaque pas vers sa “résolution de l’enquête” n’était que preuve supplémentaire de sa culpabilité. La pièce “secrète” était l’inverse absolu question déco du reste de l’endroit : moquette blanche, lit à baldaquin, posters au mur, un bureau en bazar - le tout très girly, du maquillage renversé sur le sol, des véritables tas de robes de différents styles, très colorées…Alphée sentence rapidement : “Le tueur au K entre dans l’appartement. Par la porte principale, et sans effraction. La victime, qui vit dans cette pièce secrète, est surprise en train de dormir, ou de s’habiller, peu importe. Elle s’enfuit, terrorisée. Elle connaît peut-être le tueur au K ou peut-être est-il effrayant. Elle s’enfuit par la cuisine. Vous connaissez le reste de l’histoire. Je vous laisse fouiller l’endroit, peut-être trouverez de quoi identifier la victime. A présent concentrons-nous sur cette énigme bien plus vaste et bien plus mystérieuse.” Elle fait quelques pas énergiques vers le salon. Les mots de Gibier me comparant à un singe me reviennent en tête et me frappent alors que je m’aperçois que je la suis, bras ballants, fascinée. Le Ruban Bleu écarte les mains et m’explique : “Cet endroit. Les endroits luxueux avec pièce secrète ne sont pas inhabituels - la pièce secrète étant réservée aux domestiques...et je soupçonne même la victime d’être une sorte de domestique moderne. Mais de qui ou de quoi ? Il n’y a pas de meuble et pas de traces ni anciennes ni récentes : qui vivrait sans meuble ? Et pourtant…” Elle s’agenouille au centre de la pièce vide et regarde par terre.. En se concentrant vraiment, on voyait sur le sol une tache un peu grise, ovale, de la taille d’un grand homme. “Quelqu’un a dormi ici. Et pas qu’une fois. C’est une trace d’usure due à la conjugaison du poids exercé et de la sueur. Qu’en pensez-vous ?” “S’il pouvait se payer le loyer, je pense qu’il aurait pu se payer un lit.” Je sais que ma phrase aide pas des masses, mais elle me semble reconnaissante : “Bien raisonné. Mais les personnes adultes ont parfois des jeux étranges.” Elle se tourne ensuite face à la baie vitrée, les mains jointes derrière le dos, immobile et symétrique. Au delà du champ de mars plongé dans l’obscurité, le phare de la tour Eiffel vient régulièrement consteller la nuit des millions de flocons pris un bref moment dans son champ. Sans détourner le regard, elle me lance : “Sur votre droite. “ Je regarde sur ma droite et je vois le truc le plus insignifiant du monde : il s’agit d’un morceau de ficelle dont les deux bouts ont été attachés. Je le ramasse, puis je me mords les lèvres de ne pas l’avoir fait avec des gants. Je commente qu’il s’agit d’un simple bout de ficelle. “Bien observé. Cela reste néanmoins le seul objet peuplant l’appartement-énigme. Je suis certaine que vos scientifiques trouveront quelque chose de particulier à cette ficelle.” Ha ha. J’étais prête à parier toutes mes maigres économies sur le contraire : il n’y avait plus commun que cette ficelle qui avait du servir à relier un paquet de courrier par exemple. “Je connais la plupart des malheureux qui hantent cette cité millénaire.” Son ton était plus grave, proche de la confession. Je ne voyais qu’un vague reflet de son visage dans la baie vitrée, quand le faisceau pointait au loin. “Il y en a beaucoup qui pourraient tuer une jeune fille, et l’écorcher pour y tracer une lettre. Ou bien pire. Mais avec ce qu’il y a ici - ou plutôt, ce qu’il n’y a pas - tout porte à croire que les enjeux sont tels un livre sans fin écrit par des fous dans lequel la mort d’une jeune fille est une virgule, un soupir. Daphné, je ne vous dis pas cela de gaité de coeur, mais je crains qu’il ne se passe bientôt des évènements éprouvants pour vos services.” “Juste avec un appartement vide ? Vous allez vite en besogne dans le pessimisme.” Elle tourne la tête vers moi, sans expression aucune : “Je ne peux pas vous blâmer de ne pas porter crédit à cette dernière affirmation. J’ai cette malédiction de proférer des prédictions auquel personne ne croit jusqu’au moment fatal. Approchez-vous. “ Je me tiens à ces cotés. La vue est sublime. Je me dis même que si l’appartement devient vide, il faudrait que je trouve un moyen d’emmenager ici. “Ne voyez-vous pas un dernier élément inhabituel ?” Je regarde et - oh mince ! - sur le champ de mars, je vois un chapiteau rouge dressé ! Et, sous la neige, les pauvres, des éléphants en train de faire une sorte de ronde ! Un cirque ! C’est incroyable ! Tout se mettait en place, encore une fois : l’ours, mon rêve, les animaux dressés, Konrad Lorenz ! On y était ! La résolution de l’affaire était là, juste sous nos yeux ! Je m’exclame alors du style “mais c’est bien sûr !”, faisant fi du fait que je la considérais comme un suspect : “Des éléphants !” Alphée me regarde complètement interloquée, semble se concentrer pour voir les néanmoins inévitables et énormes éléphants se promener, puis esquisse un geste agacé comme pour chasser mon idée et poursuit : “Zéro intérêt. Regardez en bas, la caméra de surveillance. “ Elle pointe vers une caméra, le style d’engin assez courant dans les cours d’immeuble du quartier. Je ne vois pas du tout le problème jusqu’à ce qu’elle me le fasse remarquer : “Elle pointe vers nous. Vers cette baie vitrée. Alors qu’elle devrait pointer vers la cour ou l’entrée. Une énigme de plus. “ C’est pas faux, sa remarque. Bien que je pense encore aux éléphants. Elle sait se servir de ses yeux en tout cas. Un silence passe, qu’elle brise abruptement en disant : “J’ai faim. Invitez-moi donc à dîner. S’il vous plaît. Quelque chose du style fast-food. “ Moi qui la trouvait guindée et pimbêche, elle semble presque sympathique, touchante - presque une enfant - à me demander ceci de cette façon. J’étais là pour en savoir plus sur elle, non ? Alors oui, ce sera avec plaisir, chère Ruban Bleu. “ SUITE |