On a tourné un peu dans Paris. J’étais sonnée car elle n’arrétait pas de jouer avec mes nerfs, la pimbêche. J’étais convaincue qu’elle mouillait dans l’affaire au K à 120%, je vous l’avais dit ? Et elle, elle traine avec moi, mais dans les manuels ils expliquent tout ça, ils disent que les gens dérangés commettent parfois des crimes pour attirer l’attention. En gros elle veut que je me focalise sur elle. J’en revenais pas. Elle était dans ma voiture, le regard errant avec nonchalance entre tour Eiffel illuminée, bateaux-mouches, élégantes silhouettes de femmes heureuses filant dans la nuit vers une vie que ni elle ni moi ne vivrons jamais - surtout moi. Je prends un pont, rive gauche, et vers le jardin du Luxembourg trempé de pénombre et de silence je vois un McDo. Vous savez, c’est dans les petits gestes qu’on voit si on a affaire à un tueur ou à un innocent. Quand il caresse un chien, ou se verse un verre d’eau. En toutes choses il y a une façon violente - ou même de violence contenue - de faire, et une façon douce. Moi j’allais la scruter et enrichir mon dossier mental - je vous ai dit que j’avais un disque dur dans le cerveau ? - ouais, donc enrichir mon dossier, à chaque fois qu’elle engloutirait un nugget. Il se trouve qu’elle était assez douce. Espiègle disons. Elle mordille avec des mini bouchées dans son Big Mac. Je me dis que j’allais la pousser dans ses derniers retranchements et lui faire cracher ses aveux en même temps qu’elle mangerait ses frites. D’abord je la joue douce et lui glisse : “Vous avez dit que vous n’aviez jamais...enfin, qu’il n’y avait pas d’homme. Dans votre vie. Du tout. Vous savez, il y a des sites sur internet, des sites de rencontre…” BON OK je ne pensais pratiquement qu’à ça depuis qu’elle l’avait dit et j’attendais l’occasion d’en parler. Je veux dire, zut alors, elle est mince, élégante, elle est jolie, jolie voix, etc...bref je la déteste et donc SI ELLE elle a pas de mec, alors moi j’ai plus qu’à aller me pendre, c’est sans espoir quoi. Et là ouuuh ses petits yeux se sont plissés méchamment, j’ai cru qu’elle allait me mordre. Ca fait tilt dans ma tête, et je lui dis : “A moins que vous cherchiez plutôt une femme ?” Les yeux se plissent encore plus, j’ai l’impression qu’elle va grogner. Elle se prend une gorgée de coca et répond, cinglante : “Zéro intérêt.” Ouais, elle a jamais eu d’homme dans sa vie, je confirme. Je garde ma contenance et je l’observe manger son Big Mac. Est-ce le Big Mac de celle qui n’est jamais allée au MacDo et prend le porte étendard de la marque pour être certain de goûter une expérience standard ? Ou au contraire est-ce le Big Mac de celle qui a vécu une longue vie d’aventures du hamburger, et qui, fatiguée, se prend un bon Big Mac du retour au foyer, du retour au sources, de la quête des origines ? Elle coupe mon observation : “Cela étant, j’ai le devoir d’avoir une fille. Je prends bonne note de votre suggestion du site de rencontre. Revenons à l’affaire du K. Vous avez une théorie, ou une intuition ? Vous êtes une professionnelle.” Et bien...je pensais au cirque. Alors, cela semblait ridicule. Donc je n’ai pas voulu dire cirque, j’ai voulu dire une autre théorie. Mais à chaque fois que j’essayais de penser à autre chose, je voyais des lanceurs de couteaux et des cracheurs de feu, des chevaux dressés et j’entendais les cuivres de la piste. Bon sang ! En tournant le regard, je tombe même sur une image de cet enfoiré de Ronald Mc Donald ! Alors je lui ai finalement avoué : “J’ai pensé à...un cirque. “ Elle prend ma réponse beaucoup trop au sérieux. Elle me répond hyper grave, genre on est en train d’opérer à coeur ouvert sur la table du McDo : “Un cirque...faites vous allusion aux vers du barde immortel, Shakespeare, qui disait que le monde est un théâtre dont nous serions les acteurs ? Mais pas un théâtre, non...un cirque. Vous estimez donc que nous sommes tous de pauvres clowns sur la piste d’un cirque dont l’audience serait constituée de nos fantômes, nos fantasmes ? Daphné, j’ignorais que sous votre masque de fin limier se cachait un poéte désabusé mordant dans le citron trop acide de l’ironie cruelle de l’absurdité de notre existence. “ Ses yeux partent dans le vague. Je pete les plombs. Un théatre, quoi ?! Je repose mon hamburger avec violence, et je réponds, tremblante : “Mais non, je vous parle d’un putain de vrai cirque, un chapiteau, un ours dressé, un trapéziste ! OK ? PAS UNE METAPHORE ! UN VRAI CIRQUE !” Elle fait à nouveau ce geste agacé - elle chasse ma suggestion de notre conversation comme un insecte de sa vue. “Passons. Par acquit de conscience je dois vous reveler quelque chose à mon sujet : en ce moment, je vous accompagne dans votre objectif, à savoir amener devant la justice le meurtrier au K. Mais si de nuit, je vous aide à mettre les criminels en prison, sachez que de jour, je fais exactement l’inverse.” J’en ai eu le souffle coupé. Je n’ai pas pu articuler un mot. Elle venait d’avouer qu’elle était… “Vous voulez dire que vous êtes une criminelle ?” “Presque, diraient certains. Avocate, à vrai dire. Devant les tribunaux, je fais en sorte que la prison soit le dernier recours.” “Vous ne voulez pas que les meurtriers finissent en prison ?” “Non, c’est illogique. “ “Vous m’en direz tant. “ “Je comprends votre raisonnement, qui est celui de tous, mais il est illogique. A commencer par le fondamental : Est-ce que sorti de prison, le meurtrier n’en est plus un ?” Là pour le coup, elle n’avait pas tort, parce qu’on le savait...la récidive, c’est quelque chose de délicat. De desespérant, pour être plus précis. Je lui fais remarquer que pendant qu’il est en prison, au moins, il ne tue personne. Elle me répond, passionnée : “Votre raisonnement est égoiste et peu efficace. Laissez moi vous raconter une histoire, laissez moi vous raconter l’Histoire. Il y a 4 000 ans, chère amie, on mettait les criminels en prison en espérant qu'ils comprennent la leçon et quand quelqu'un avait la grippe, on priait des dieux magiques en espérant qu'il guérisse. Aujourd'hui, on met les criminels en prison et quand quelqu'un a la grippe, on fait appel à une panoplie de substances synthétisées par la science dont nous savons l'exact fonctionnement sur notre biologie au niveau cellulaire. ” Nous avons refusé de considérer la Justice comme une science de la guérison sociale et de ce fait elle n'a pas évolué. Et cela, nous l'avons fait par mesquinerie, par souci de vengeance, parce qu'au fond, on ne voulait pas que ces gens guérissent, on voulait qu'ils souffrent. Or dans les faits, la plupart des crimes sont issus de la souffrance. Ainsi la prison est le chaînon essentiel de la souffrance de la société. Et ne me demandez pas quelle alternative je propose, je n'en ai pas, et pour cause : l'humanité a 4000 ans de retard de réflexion sur la question.” Donc en gros, si on met la main sur le meurtrier au K, cette foldingue mettra tout en oeuvre pour qu’il soit acquitté, c’est à dire que selon sa théorie de l’efficacité, on prend un type traqué et suspect et on en fait un citoyen acquitté de tous ses devoirs envers la justice. Magnifique, mais je me suis retenue d’applaudir ironiquement. Elle me dit ensuite : “Ne vous concentrez pas trop sur le meurtrier au K en lui-même. Nous savons où il est. Il y a quelque chose de plus grand derrière tout cela. Je me sens même, peut-être pour la première fois de ma vie, intellectuellement limitée. Tentons de circonscrire chaque élément. Nous le cueillerons au dernier chapitre - et nous saurons comment le cueillir.” “Attendez...quoi…?! Vous savez où est le meurtrier au K ?” “Et bien oui. Mais...c’est évident.” “Auriez-vous l’amabilité de m’éclairer sur l’évidence ?” “La plume d’aigle, voyons ! Vous l’avez oubliée ?” “Je ne l’ai pas oubliée. C’est un aigle disparu depuis 200 ans dans un pays très lointain. C’est ça que vous allez me dire, que le meurtrier au K s’est caché 200 ans dans le passé ?” “Excusez-moi, mais où à Paris trouveriez-vous une telle plume ? Je vous donne un indice, il y a trois endroits possibles.” Alors là. Je me cale en arrière et je réfléchis, mais je vois encore des ours sur des mini vélos ou des clowns en équilibre sur des balles géantes. Je pense à cet enfoiré de Gibier qui a forcément une plume de cet aigle et là, paf ! Je trouve : “La galerie de l’Evolution au jardin des plantes ?” “C’est exact. Il y a une aile consacrée aux animaux en voie de disparition. Mais je tiens à calmer vos ardeurs, il est très peu probable que vous trouviez un tel animal là bas, et encore moins le meurtrier au K. Néanmoins la visite est sublime, alors, faites-y donc un tour demain.” SUITE |