Avant de vous raconter exactement ce qu’il s’est passé le lendemain, une anecdote. En 2001 je venais tout juste d’intégrer le monde de la police, j’étais en stage d’immersion. Un après-midi de septembre un peu doux, j’avais réglé tous mes dossiers et j’étais sur internet. Une news dans un petit encart sur le service de mail que j’utilisais m’indique : “Un petit cessna s’écrase sur un immeuble à New York.” Le temps d’aller me chercher un café, un bruissement monte dans le commissariat - c’était l’accident d’un avion de ligne, écrasé en pleine ville ! C’est alors que les sites internet de France Info sont tombés, et tous les sites de news ne diffusaient qu’une chose en boucle : l’image statique des Twin Towers et l’info de ce terrible accident. Alors les gens se sont massés devant les téléviseurs dans les cafés et faisaient des queues depuis la rue. Les visages étaient graves et stupéfaits, les corps paralysés ou empreints d’une fébrilité anxieuse. On murmurait le mot “terrorisme”. Au début de cette journée, je n’étais pas du tout dans cet état d’esprit. J’étais devant un dindon empaillé. Dans une galerie isolée de la grande galerie de l’évolution du Jardin des Plantes. L’intérieur est très moderne, avec des squelettes de baleine qui flottent dans les airs, mais le bâtiment reste ancien. Et l’aile en question est gardée par une double porte non verrouillée mais néanmoins fermée. Les portes se referment derrière moi et me voilà dans un long couloir avec non seulement des animaux empaillés, mais des animaux d’espèces disparues. Dans le silence. C’était inquiétant, et aucun des animaux présentés n’était clairement mignon (ceci expliquant cela). Pas d’aigle, juste un dindon. Pas de K, sinon un kangourou-rat d’Australie disparu en 1936 qui ne m’inspirait guère. (je notais quand même son nom dans le disque dur qui me servait de cerveau : Caloprymnus campestris) Je me sentais encore plus gourde qu’à l’habitude. Je pensais à la phrase de Shakespeare sur les clowns ou les acteurs qu’avait dit Alphée, et oui, on était tous des clowns, et j’étais là, pauvre clown à philosopher devant un dindon que personne ne venait jamais voir. Et là j’ai reçu un sms d’un collègue qui disait “Tu peux rentrer ? Il y a eu un cambriolage et on a besoin de toi.” Ce qui est complètement bizarre. Donc inquiétant. Je sors rapidement, je prends la voiture, mon intuition me travaille, elle me fore le crâne, ouais. Pendant le voyage, j’ai un appel, affolé : “Deux personnes ont été abattues !” - “Quand ?” que je lui dis - “Maintenant !” - il avait une voix de fou. Et là je me suis rappelé 2001. Je me suis rappelé 2001 quand je suis rentré dans le commissariat et tout le monde semblait courir, ou hurler au téléphone. Quelque chose nous échappait. C’était vraiment un cambriolage ? Je rejoins la masse des collègues devant la télé. Nous étions des pauvres ploucs à regarder le drame au lieu d’intervenir, mais déjà l’affaire était si grave que des brigades d’intervention affluaient sur place. Un braquage. Place Vendome. Deux boutiques. Non trois boutiques ! Ils avaient défoncé avec un gros camion l’entrée du ministère de la Justice. Un agent qui avait tenté de riposter avait été abattu. Un attentat ? Non ! Un braquage ! En direct à la télé, un type rentre dans une boutique, le service de sécurité est tellement flippé qu’il se jette à terre. Une minute après le mec est dehors. Il est tout seul. Il est tout seul l’enfoiré ! Il vient de se faire quatre boutiques, et pose à chaque fois un sac plein dans le coffre. Les gars disent que la brigade arrive dans 1 minute ! Il se fait encore une boutique ! Un type de la sécurité s’approche avec un fusil ! Il se rencontrent ! Cette scène de western est complètement surréaliste. On est en France bon sang !. Il abat le type de la sécurité ! La minute ne veut pas se passer...au bout de la rue, des policiers affluent depuis la place de l’Opéra. Il charge la voiture, une berline anguleuse blanche et la conduite intérieure quitte le champ de la caméra dans un rugissement qui sature la télé. Et un temps après, avec une relative humiliation, nos brigades d’intervention arrivent...pour ramasser les morts. On est tous complètement fébriles. Des braquages sur l’Ile de France, y en a un par jour minimum. Mais là, on est dans le grand banditisme de haut niveau. Le ministère de l’intérieur...c’est dingue. Ce type est dingue ! Je suis encore à parler avec agitation de ce qu’on vient de voir, et le téléphone sonne. Tiens donc, Alphée daigne me parler de vive voix maintenant. Une partie de moi me rappelle qu’elle est un suspect, mais face à ce braquage en série, l’affaire K me semble complètement anecdotique. Elle me dit : “Merci d’utiliser vos ressources professionnelles pour trouver le nom de la personne qui habite dans l’appartement vide. Je pense que vous rencontrerez un peu de résistance, mais insistez.” “Attendez, c’est pas l’urgence, il s’est passé un truc fou…” “Oui, la Place Vendôme, je suis dessus. Restez concentrée Daphné. Gardez le cap.” Je grogne et je me mets devant le bureau. J’ai l’impression d’être la seule à tapoter sur mon écran à faire mon travail. Je vous ai dit que je la détestais, cette Alphée ? On dirait que c’est mon deuxième boss, alors que c’est une suspect, c’est la suspect n°1 ! Et quand elle dit qu’elle “est dessus”, elle veut dire quoi au juste ? Je planche sur le dossier. Bon, c’est bizarre. Je ne trouve pas le propriétaire de l’appart. En fait, et ça c’est intriguant, je ne trouve pas l’appart. Dans les registres informatiques, l’immeuble fait deux étages. Qu’est ce que c’est que cette histoire… Alphée m’envoie son adresse par sms. Elle me dit de la rejoindre. J’ai son domicile ! J’en reviens pas ! Je bondis de mon bureau avec un peu trop d’enthousiasme et je m’enveloppe dans mon blouson. Je sors dans la neige en faisant attention de pas glisser, et là je me dis que je suis trop bête, j’étais sur les registres fonciers, j’aurais du vérifier son nom ! Bah, j’aurai le temps plus tard. En fait, je la déteste, mais il y a une chose que j’aime bien avec elle : elle me stimule mentalement. Elle me donne envie de me battre contre l’univers, j’ai l’impression que ce monde de médiocrité contagieuse prend une autre couleur quand elle prend contact avec moi - il suffit qu’elle dise un mot, et je me sens soignée. Mais vous savez, on a les ennemis qu’on mérite. Je suis pas une baltringue, et si quelqu’un doit coincer le meurtrier au K, ce sera moi. On est rive gauche. J’arrive devant une maison. Elle vit dans une maison. A Paris. J’imagine toute de suite qu’en fait, toute l’histoire du K c’est un règlement de comptes entre friqués. La porte est entrouverte. Je me dis que j’ai rien pour me défendre et je rentre quand même. Un long couloir assourdi de ténèbres, capitonné d’histoire. Des portraits de femmes. Des paysages anglais. Une tapisserie frappée des mots “Veniam Salvat” encadre l’embrasure d’une double porte ouverte donnant sur une immense pièce à plusieurs angles, tapissée de livres du sol au plafond. Elle est là, sur un fauteuil, un petit peu désenchantée, elle n’a pas sa panoplie étrange. Elle a un bras en arrière du fauteuil, une jambe sur un accoudoir, complètement ordinaire - sauf pour les yeux froids qu’elle braque sur le vieux poste de télé aux coins ronds - avec sa paleur diffuse il lutte contre l’obscurité qui ici noie tout. Les images tournent en boucle dans le silence. L’enfoiré qui a fait le braquage n’a pas seulement refroidi quatre bonhommes, défoncé le ministère et vidé les boutiques. Non, devant chaque fichue caméra de surveillance, il s’est arrêté un instant, pour que l’on voie parfaitement qui il est, nous fixant au travers du poste droit dans les yeux : il a un costume en fait. Blanc, comme pour un mariage. Il porte ces lunettes chromées toutes droit sorties d’un plan new wave hard des années 80. Sa place est derrière un synthé, mais c’est un cadavre qu’il a devant lui, et il fixe la caméra. Et à chaque fois qu’il fixe ainsi la caméra, Alphée lui rend son regard froid, comme s’ils se jaugeaient l’un l’autre à travers la télé. D’ailleurs elle ne décolle pas les yeux du poste quand je lui dis bonjour en begayant. Une intuition me frappe : “Vous pensez que ce type est lié à l’affaire du K ?” “Tous les humains, vous, moi…” qu’elle répond sans lever les yeux du poste…”...tous les humains descendent d’un ancêtre commun, qui rappelle le singe. “ Encore des histoires d’animaux. A chaque fois il faut qu’elle m’embrouille ! Elle poursuit : “La diversité humaine est issue d’une poignée de primates qui un jour pour voir plus loin le danger se sont dressés sur leurs pattes arrières. Qui ont regardé le sol, d’où venait leur nourriture, puis les étoiles, où ils prophétisèrent notre destination ultime. Si nous remontons suffisamment loin dans nos arbres généalogiques, vous, moi, cet homme, le meurtrier au K...nous sommes tous frères.” Elle est toujours dans des délires de ce type. Enfin, si elle pense vraiment ce qu’elle dit, elle a une bonne raison de ne pas vouloir se jeter dans les bras d’un homme. Je trépigne alors qu’elle continue son cours interminable : “La violence suit ce même historique. Cette horreur que l’on contemple là, elle trouve sa source dans la souffrance subie des crimes passés. Chaque crime est l’affluent d’un fleuve immense qui s’écoule à travers l’histoire. Mes ancêtres ont nommé ce fleuve Talaiporia, le Tourment. Et ma mission est d’en trouver la source.” Un grand silence passe, une longue minute lourde, et je lui demande ce qu’elle pense du braqueur aux lunettes. Elle répond : “Il vient des Etats Unis. “ L’aigle, la plume d’aigle du Dakota, bingo, banco, ce que vous voulez, une fois de plus, tout devient clair d’une certaine façon ! “Il vient des Etats Unis en laissant un sillage de sang. On dit là bas qu’il a fait un pacte avec le Diable. Il regarde les caméras. Il n’est pas là pour tuer ou pour s’en mettre plein les poches. Il vient conquérir Paris. Il l’annonce au monde. Il s’annonce à moi.” Elle en sait bien long sur ce type. Pour l’instant, ma patience continuelle a payé. J’en ai appris de plus en plus sur elle et ses manigances en faisant la nigaude. Continuons. Elle me demande enfin si j’ai le propriétaire de l’appartement vide et j’avoue mon échec. Elle lève pour la première fois les yeux du poste et les pose sur moi. “Excellente information. Nous tenons presque notre locataire mystère. “ Je lui dis que je n’apprécie pas qu’elle se moque de moi. L’air sévère, elle répond, froide : “L’ironie est un concept qui m’est étranger. Réfléchissez donc. Qui a le pouvoir ou la technique nécessaire pour effacer un étage d’immeuble dans le quartier le plus coté d’une prestigieuse capitale ? Peut-être dix personnes en France, sinon dans le monde.” Elle a pas tort, en plus. Elle se dresse debout sur son fauteuil, se dépliant comme un oiseau gracile : “Heureusement pour nous, je connais quelqu’un. Un homme pour qui chaque habitation de cette ville est une chose précieuse, dont il connaît histoire et détails. Un homme tout à fait singulier qui détient l’information que l’on recherche. Un agent du cadastre.” “Bigre, vous dites cela comme s’il était le diable.” D’un seul geste fluide, elle enfile son trench et se dirige vers le couloir. Elle conclut sinistrement : “Attendez-donc de le rencontrer.” SUITE |