Je suis ses indications. Elle connaît toutes les rues de Paris et n’a pas à regarder devant ; elle les égrène avec l’exactitude d’un GPS, avec moins de chaleur que ces petits robots.

Un bâtiment de pierre en plein Paris, frappé du sigle du ministère de l’économie et des finances. Un petit hall avec un canapé sur laquelle je suis seule assise, car on ne tient pas à deux elle et moi. Ca bouge tellement peu (et c’est une fonctionnaire qui vous parle) que même les gens semblent avoir une petite couche de poussière.

La personne de l’accueil nous indique tout sourire la route à suivre en confirmant que nous étions bien attendus. Alphée avait des coups d’avance sur l’affaire - enfin dans l’hypothèse où elle n’en était pas le noeud.

Je la suis dans un couloir aux ors branlants, au marbre usé, puis dans un escalier de bois grinçant (qui descend), puis cette fois-ci, dans un couloir de béton nu aux néons grésillants - ouais, le type de couloir dans lequel on flippe un max.

Sur les cotés, des portes. Fermées. J’ai des visions très glauques de ce qui peut se trouver derrière. Alphée pose la main sur la poignée et me dit d’un seul souffle :

“L’homme que nous allons rencontrer est un psychopathe très dangereux dans le sens où la vie et la mort ne veulent rien dire pour lui - la plus grande atrocité ne lui provoquera aucune émotion - soyez prudente.”

Quoi ?! Elle me dit ça comme ça ?! Et...elle ouvre la porte.

Une petite pièce avec une toute petite fenêtre près du plafond donnant sur le trottoir. Un casier de métal. Un bureau de bois ancien, grêlé de trous, tapissé, des piles de dossiers.
Un petit crochet au plafond - quelque chose de très innocent dans un autre contexte, mais mon imagination galopait sur l’usage de l’objet. Une carte postale du Brésil punaisée, comme un maigre pansement d’humanité sur cette cellule de moine.

Ah oui, et derrière le bureau, un bonhomme, disons objectivement assez séduisant mais je me serais moi même ouvert le ventre plutôt que de le laisser me toucher tellement j’étais flippée, assez jeune et pas du tout dépourvu d’émotion - il nous souriait.

“Oh ! Alphée ! Savez-vous à quel point je suis heureux de vous voir ?”

Elle se tient très à distance, croise les bras comme avec méfiance, mais répond néanmoins :

“Je le sais précisement et peut-être mieux que quiconque. C’est pour cela que nous nous entraidons. En dépit de notre condition solitaire. Mais la solitude est un concept qui s’auto-détruit dans notre société, car nombreux sont les gens seuls, donc qui ne le sont pas.”

Bienvenue au club des gens qui font des grandes phrases qui sonnent creux comme leurs têtes si je les secouais comme j’en avais terriblement envie. Enfin bon, ils m’ignoraient jusqu’à ce que l’agent du cadastre présumé psychopathe pose ses yeux sur moi et disent cette phrase bizarre :

“Vous m’apportez cette jeune fille en cadeau ?”

Alphée me regarde bizarrement et je fais “non” de la tête. Puis elle expose ce pourquoi nous sommes venues voir ce freak show : l’appartement qui n’existait pas. Il se délecte de l’idée, renversé en arrière sur son fauteuil, et complète l’adresse comme s’il connaissait le dossier par coeur :

“Oui, le fameux troisième étage. Boiseries. Aucun meuble. Magnifique baie vitrée. Il a...cette merveilleuse odeur d’épicea et d’iroko, la patine des murs est très douce...et, ha ha ! Il a cette pièce cachée bien entendu ! Une belle personnalité.”

Alors j’ouvre pour la première fois la bouche :

“Vous avez l’air de bien le connaître.” et je lui dis d’un air bien entendu, du style qu’il en sait un peu trop pour être honnête.

“Je sais tout de lui. ” qu’il me répond d’un air pénétrant, comme s’il s’agissait de sa femme.



D’un haussement de sourcil, Alphée m’intime de me taire. Sa prudence me refroidit. Qu’est-ce qu’il y a dans cet homme qui la paralyse ?

Un silence se passe. C’est très bizarre, mais cela ne semble gêner que moi. Puis il ouvre le casier du bas de son meuble de métal où sont pendus quelques dossiers. Il dit :

“C’est l’un des treize dossiers. C’est le seul que j’ai pu résoudre. Alors, oui, je le connais très bien. “

Comme souvent dans cette affaire, j’avais envie de gifler tout le monde à plusieurs reprises pour qu’ils cessent de parler par énigmes pour faire leurs intéressants. Je demande, pragmatiquement, sur le ton du bon sens paysan, des explications, que sont les treize dossiers, et ils s’échangent des regards entendus.

L’agent du cadastre avoue du bout des lèvres :

“Sur l’ensemble des dossiers...des innombrables dossiers...il y en a des mystérieux. Des anormalement mystérieux. Oui...par exemple, par exemple une cabane de banlieue dont l’intérieur est plus grand que l’extérieur. Il y a...d’autres choses si incroyables que si je vous les disais, vous me ririez au nez.”

Je me suis mise au défi de ne pas rire, et par conséquent il déclare à contrecoeur :

“L’un des immeubles d’une rue de Paris n’apparaît que certains jours.”

C’en était trop.



“Ok”, que je leur dis. “Je ne ris pas. Mais je pense que vous Alphée, et vous, dont je connais pas le nom, vous êtes dérangés mentalement. C’est pour cela que vous trainez ensemble. Ca vous rassure. Alphée, je pense que vous avez un prénom bidon comme Corinne ou Monique, et que vous avez vos grands airs et vos grandes phrases pour masquer la pauvreté de votre vie amoureuse. Vous jouez la justicière pour justifier votre vie indolente d’héritière. Et je vais vous dire, espèce de cinglée, je vous suis dans votre petit jeu depuis le début parce que pour moi, vous êtes celle qui grave des K dans le dos des jeunes filles ! LES TREIZE DOSSIERS ! QUELLE BLAGUE !”

Je m’approche du casier avec la ferme intention de tout renverser, mais là l’homme se dresse devant moi comme une ombre terrible. Il me semble immense, et d’un froid indescriptible. Je pense que j’aurais pu assister à vingt ans de cours de psychologie et savoir ce qu’est un fou sur le bout des doigts et pourtant moins comprendre l’inhumanité abjecte que dans cet instant-là. Tout comme nous épargnons ou écrasons les fourmis par caprice, il aurait pu jouer ainsi avec ma vie - j’en avais la conviction.

Il se dresse devant moi et dit d’une voix égale :

“Si vous touchez à ces dossiers, je vous tue.”

Puis après un moment de réflexion, il ajoute : “C’est une menace.” - au cas où sa voix égale aurait laissé place à l’ambiguité.

Alphée intervient. Sa voix calme s’écoule dans la pièce et nous enveloppe, elle détend la situation :

“Ainsi donc je suis votre suspect. J’apprécie positivement votre ouverture d’esprit et vos méthodes. Et j’aime l’idée d’avoir toujours en tête toutes les hypothèses possibles.”

Elle me regarde aussi avec des yeux vides, peut-être habités d’un infime regret :

“Et votre analyse est juste quant au fait que lui et moi sommes pathologiquement atteints. Nous sommes handicapés, en quelque sorte. Mais notre société accepte les handicapés. Ne touchez pas aux dossiers. Il appartiennent à une autre histoire. Je recherche l’origine du mal, je vous l’ai dit. Et lui, il cherche un endroit...une maison très spéciale. Et ces quêtes sont des folies - ou plutôt la folie est un cheminement nécessaire pour en arriver au bout. Et au bout de celles-ci...il y a la réponse la plus intime de notre être.”

Elle pose ses yeux sur lui.

“Qui habitait l’appartement ?”

Il la regarde, il me regarde, il la re-regarde, elle opine. J’ai l’impression qu’il va me dévorer. Mais il dit simplement :

“Je suis remonté dans des archives remontant si loin et j’ai du utiliser de tels moyens détournés...le propriétaire est un homme nommé Aristarque de Lasteyrie.”

Alphée m’a pris la main alors que je regardais le bonhomme et est partie dans le couloir aussitôt. Elle est restée totalement silencieuse pendant que je la reconduisais, tremblante, vers sa maison. Je la dépose et elle se penche vers moi :

“Nous cherchons un homme qui sait effacer toute trace administrative et informatique de sa présence. Alors laissez trainer vos oreilles. S’il est encore à Paris, vous entendrez bien un jour ce patronyme si étrange. Et sinon, c’est qu’il est loin, et c’est tant mieux. De plus, je sais que cela ne va pas vous plaire, mais notre informateur va passer une nuit chez vous.”

“Quoi ?!”

“C’est ainsi qu’il monnaye ses services. Il ne vous touchera pas. Laissez-le dormir sur un canapé, et prenez une bonne nuit de sommeil. De laborieux jours nous attendent.”

J’ai opiné mais j’étais terrifiée. Et en colère !

Ha ! Qu’il sonne donc, jamais je n’ouvrirai ! Et j’ai de quoi me défendre...j’ai bien gardé mon arme de service et des bombes lacrymo sur moi au cas où. J’étais dans ma cuisine, debout, à finir des nouilles avec du poulet aux champignons noirs quand j’entends un bruit dans le salon.

Le type était dans mon salon.

“Je ne pensais pas que vous seriez restée chez vous…”

“Attendez ! Comment vous avez fait pour rentrer ?”

Je suis une idiote. Le type était spécialiste du cadastre et des maisons. Il doit savoir ouvrir n’importe quelle serrure. Il fait un pas vers moi. Je caresse une bombe lacrymo dans ma poche et déclare, avec un trémolo dans la voix :

“Je vous demande de partir.”

“Je vous ai donné l’information. Et en échange, je passe la nuit ici. “

“Vous partez tout de suite. S’il vous plaît.”

Il fait encore un pas vers moi. Je sens contre mon dos la porte de ma chambre.

“Loin de moi l’idée de vous forcer la main. Je ne suis pas là pour vous, mais pour cet endroit. Même s’il est...aussi prévisible que doit l’être votre frigo. Vous me devez ce service. Autant que ce soit fait ce soir.”

Il avance, et je plonge dans ma chambre.

Je ferme la porte. Je pousse une armoire à vêtements contre la porte. Il clame qu’il ne me veut pas de mal. Et j’ai laissé mon téléphone et mon portable dans le salon. Je suis une idiote.

Une bonne nuit de sommeil, qu’elle avait dit.

J’ai passé la nuit assise par terre, dos au mur, face à l’armoire qui bloquait ma porte. Les deux grands ouverts et le coeur battant de terreur. J’avais une arme pointée au cas où ce diable viendrait tout défoncer. Dehors, la neige tombait encore dru et absorbait tous les sons. A croire que l’enfer est un monde silencieux.”

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